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Risque et sécurité
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La sousveillance : un outil de réplique technologique citoyenne ?

30.07.2020

Dans le contexte des manifestations mondiales contre les violences policières, l’impératif de « filmer la police » a refait surface, accompagné d’un épineux casse-tête éthique : un contrôle technologique et citoyen du pouvoir est-il possible ?

Il y a près de 2 000 ans, dans l’une de ses Satires, le poète romain Juvénal posait la question suivante : Quis custodiet ipsos custodes ?, à savoir « Mais qui donc garde les gardiens ? ». Cette locution, déclinable à l’infini (qui contrôle les contrôleurs ? qui juge les juges ? etc) est un point de départ qui nous mène à nous interroger : Mais qui donc surveille les surveillants ?

Filmer l’injustice

Historiquement, les violences racistes aux Etats-Unis ont souvent percé dans le débat public grâce à des images. En 1955, c’est une photographie du visage défiguré d’Emmett Till (âgé de 14 ans lorsqu’il a été kidnappé et lynché à mort parce qu’il était Noir et avait osé s’adresser à une femme blanche) qui marque un tournant dans le mouvement pour les droits civiques. Quelques décennies plus tard, ce seront des images filmées par un citoyen depuis son balcon montrant le passage à tabac de Rodney King par la police qui conduiront aux fameuses émeutes de Los Angeles en 1992 suite à l’acquittement des officiers impliqués.

Depuis, la pratique du « copwatching » s’est répandue en France, en témoignent les nombreuses blessures des gilets jaunes largement documentées ou encore l’intervention - tragique - sur le livreur Cédric Chouviat, elle aussi filmée et diffusée massivement. Pour Amal Bentounsi, membre du collectif « Urgence notre police assassine », la vidéo « est la seule arme citoyenne » efficace, poursuivant que sans vidéo de George Floyd, il n’y aurait « pas eu d’indignation mondiale »[1]. Et on est en droit de se le demander : si la jeune Darnella Frazier, en chemin pour retrouver ses amis n’avait pas filmé la scène à l’aide de son téléphone portable, la mort de George Floyd aurait-elle eu le même écho ?

Sousveiller pour mieux lutter

C’est ici qu’intervient la notion de sousveillance, théorisée par Steve Mann. Il y a trente-cinq ans, cet ingénieur (et pionnier des « wearable tech ») imaginait un monde où les caméras seraient devenues omniprésentes et en mesure de partager tout ce qu’elles filmaient. De là, est née l’idée que des millions de personnes avec des petites caméras pourraient collectivement tenir les autorités responsables de leurs actes en les filmant puis en diffusant les images. Ça vous rappelle quelque chose ?

L’idée est simple : si les organisations étatiques et commerciales disposent d’un nombre grandissant d’outils pour surveiller les citoyens, chacun d’entre nous a lui aussi à sa disposition un arsenal qui lui permet de produire et de diffuser des images à chaque instant (avec, en premier lieu, un smartphone dans la poche). Pourquoi alors ne pas se réapproprier ces outils de surveillance pour les détourner dans une forme de « réplique technologique citoyenne » ?

Ainsi, là où la « sur-veillance » désigne une modalité de contrôle où le regard vient d’au-dessus, de ceux qui détiennent le pouvoir, la « sous-veillance » est son miroir, où le regard vient d’en dessous, de ceux qui sont soumis à l’autorité. Pour Mann, la sousveillance serait une sorte de panoptique (au sens de Foucault) inversé. Elle désigne alors les capacités données à chaque citoyen de faire usage des dispositifs numériques pour « regarder d’en bas » les différentes formes de pouvoirs étatiques ou commerciaux.

Pour le chercheur Camille Alloing, « telle que conceptualisée par Steve Mann, la sousveillance peut donc être citoyenne, au sens où elle est pratiquée de manière réactive par un individu étant face à une situation où les « surveillants » semblent aller au-delà de leurs prérogatives ou de la loi dans l’espace public »[2]. L’enjeu est tout bête : il s’agit de responsabiliser les surveillants en retournant leurs outils contre eux, et laisser agir l’effet Hawthorne, selon lequel un individu a tendance à normaliser son comportement lorsqu’il se sait observé.

Un fantasme techno-utopien ?

Si l’idée de la sousveillance est séduisante en théorie, le MIT en liste les limites[3], dont la principale est que les preuves vidéo n’impliquent que trop peu la responsabilité de ceux qui sont filmés. En 2014, la mort d’Eric Garner étouffé par un policier a été filmée, et très largement diffusée sans que le policier en question n’ait été inculpé. Une étude menée à Washington en 2017[4] a par ailleurs démontré qu’obliger plus de 1000 policiers à porter une caméra embarquée pour filmer leurs interactions n’avait rien changé au problème : la différence de comportement entre les policiers qui se savaient surveillés et ceux qui savaient qu’ils ne l’étaient pas était statistiquement insignifiante. Une autre étude[5] a elle conclu que « le port de caméras embarquées augmente les agressions contre les policiers et ne réduit pas l’usage de la force par la police ».

Le MIT conclut que « l’espoir que des caméras omniprésentes puissent à elles seules contrebalancer le racisme systémique » est « un fantasme techno-utopien »… Pour autant il est important de reconnaître où la sousveillance nous a menée jusqu’à présent : pour mobiliser contre une injustice donnée, il faut d’abord qu’il y ait un consensus sur l’existence de cette injustice. Mais si aujourd’hui, la sousveillance permet indéniablement de prouver l’existence d’abus systémiques généralisés et de provoquer l’indignation morale, sa capacité à opérer un véritable changement reste encore à démontrer.


Sources :

  1. « “Le Copwatch” : quand filmer les forces de l’ordre devient un rempart aux dérives » publié le 13/06/2020 sur LEXPRESS.fr
  2. « La sousveillance. Vers un renseignement ordinaire », Camille Alloing, 2016
  3. « Why filming police violence has done nothing to stop it », publié le 03/06/2020 par le MIT Technology Review
  4. « Evaluating the Effects of Police Body-Worn Cameras : A Randomized Controlled Trial », David Yokum, Anita Ravishankar, Alexander Coppock, 2017
  5. « Wearing body cameras increases assaults against officers and does not reduce police use of force: Results from a global multi-site experiment », European Journal of Criminology 2016
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