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Hygiène numérique
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Quand l’émoji devient l’arme des cyber-harceleurs

09.09.2021

Coordonnés, certains utilisateurs des réseaux sociaux réalisent des « raids numériques » sous des publications ciblées, avec lesquelles ils expriment un violent désaccord. Mais au lieu d’injurier avec des mots, ils intimident, avec des émojis.

Des assauts d’émojis, une nouvelle forme de cyber-harcèlement

Non, Alice Coffin, élue écologiste au Conseil de Paris, par ailleurs journaliste, autrice, militante féministe et LGBT+, n’a jamais concouru aux Jeux olympiques. Pas plus que la chanteuse engagée Yseult. Pourtant, sous leurs publications Instagram, les commentaires se suivent et se ressemblent : des émojis « médailles » à la chaîne, sans un mot. Juste ce pictogramme numérique, innocent en apparence.

Toutes deux ont en réalité été ciblées comme féministes, LGBT+, militantes de gauche considérées comme « agaçantes » et « caricaturales », selon ces commentateurs. C’est ainsi qu’ils se sont organisés, telle une armée d’internautes, pour « flooder » (inonder, si l’on traduit) une publication visée. Le compte Instagram du média Slate, par exemple, a été victime d’une opération similaire en février dernier, visant une publication sur le « patriarcat patronymique » qui pointait un fait sociétal intéressant : le retard des entreprises et administrations françaises, qui forcent les femmes mariées à porter le nom de famille de leur époux.

Un angle d’article qui a visiblement déplu aux cyber-harceleurs décernant des médailles en commentaire. Slate avait alors indiqué à ses abonnés « subir une attaque des masculinistes ». « Ils vont flooder vos publications, vous mentionner ou vous répondre abusivement », prévenait-il.

Mais que signifie « flooder », au juste ? Le « flood » ou le « flooding » sont deux termes employés dans le langage informatisé pour définir cette action qui consiste à surcharger de messages une boîte mail, un forum, ou un profil sur un réseau social, dans un but malveillant, jusqu’à parfois rendre le compte inutilisable. Un sabotage 2.0 en somme.

Et pourquoi une « médaille », symbole bien plus positif que certains autres émoticônes, tels que le bonhomme rouge de colère, celui qui vomit, une tête de mort ou encore l’émoji excrément ?

À l’origine de cette pratique ? Un YouTubeur, Greg Toussaint, suivi à ce jour par plus de 270 000 abonnés, avec une idée bien précise en tête : distribuer des médailles aux meilleurs « gauchistes ». L’humoriste politisé a incité sa très conséquente communauté à mener des assauts de médailles ici et là.

Le détournement d’émojis, une tactique qui permettrait d’échapper aux modérateurs et aux condamnations ?

« La médaille suffit. Ils n’attendent qu’une chose, c’est qu’on fasse n’importe quoi, mais on est une armée très disciplinée », lance le vidéaste, qui demande ainsi à ses followers de remplacer l’injure par l’émoji (en apparence « positif », de surcroît) afin d’esquiver les accusations de harcèlement et leurs conséquences.

Pourtant, en mars 2021, Instagram (et Twitter) suspendait le compte de cet influenceur, suivi par plus de 40 000 abonnés. Celui nommé « l’armée des médailles », et tenu par des fans du vidéaste, a également disparu de l’application, celle-ci expliquant qu’il allait « à l’encontre des règles de la communauté ». Les créateurs de cette page ont depuis réussi à en recréer une sur la plateforme. « On n’abandonnera pas une si belle cause », écrit le YouTubeur, criant à la « censure ».

Quid de la loi ? Les cyber-harceleurs ont-ils trouvé là le moyen de ne pas être poursuivis ?

La loi n°2018-7031 du Code pénal a été modifiée en août 2018, afin de lutter contre ces cas de « raids numériques ». Le texte considère qu’il y a cyber-harcèlement « lorsque ces propos ou comportements sont imposés à une même victime par plusieurs personnes, de manière concertée ou à l’instigation de l’une d’elles, alors même que chacune de ces personnes n’a pas agi de façon répétée », ou « lorsque ces propos ou comportements sont imposés à une même victime, successivement, par plusieurs personnes qui, même en l’absence de concertation, savent que ces propos ou comportements caractérisent une répétition ».

Pas besoin de mots injurieux pour que ces messages d’émojis répétés soient interprétés par le droit français comme du cyber-harcèlement de meute. Ces faits peuvent être passibles d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende.

De la même manière, l’envoi répété et menaçant à une même personne de l’émoji « aubergine », ou encore de celui de la « pêche », tous deux souvent détournés et connotés sexuellement, le premier pour sa forme phallique, le second pour sa ressemblance (pour certains) avec des fesses rebondies, peut conduire à une accusation de cyber-harcèlement sexuel, puni d’une peine de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende.

Des émojis aussi violents qu’un mot haineux

Sous les publications de célébrités LGBT+, féministes, ou encore d’influenceuses qui seraient jugées « trop grosses », « sans poitrine », « trop ci », « sans ça », par des internautes malveillants, mais aussi, sous des publications de victimes présumées de personnalités publiques, il n’est pas rare de voir des émojis plus verts que jaunes, car « en train de vomir ». Ou encore celui qui représente un tas d’excréments. C’est même systématique pour certaines communautés d’internautes ouvertement homophobes, par exemple. Le petit symbole ne sert plus à exprimer une émotion, mais la haine.

Les émoticônes « revolver » ou « couteau » peuvent, quant à eux, être interprétées par la personne qui les reçoit comme une menace.

De plus, la vigilance doit être celle de chacun, puisque les géants du numérique n’ont pas tous donné la même apparence à ces symboles. Par exemple, un utilisateur Apple peut envoyer l’émoji du pistolet vert à eau à un contact, qui utilise lui Windows Phone, et reçoit alors un revolver, bien plus menaçant (toujours selon le contexte).

Des mesures rassurantes prises par les différents réseaux sociaux

En juin 2018, Motherboard, la rubrique “Tech” du site Vice, a publié un document2 que le géant Facebook distribue en interne à ses modérateurs : un tableau de tous les émojis qui, seuls ou combinés, pourraient, selon le contexte, être considérés comme des cas de cyber-harcèlement.

On y trouve par exemple l’aubergine, potentiellement caractérisée comme une manifestation de harcèlement sexuel, ou celui de l’excrément comme du harcèlement moral. La truffe du cochon peut elle s’apparenter à un discours de haine, indique le guide. La couronne et la rose, mis côte à côte, symbolisent un proxénète et une prostituée.

Du côté d’Instagram, en France, le réseau social a fait appel à l’association Génération Numérique, qui lutte contre le cyber-harcèlement. Au printemps 2021, ils ont annoncé avoir dressé, ensemble, une liste de mots, d’expressions, mais aussi d’émojis, considérés comme injurieux. Et cette liste noire pourra être personnalisée par l’utilisateur lui-même. Tel un filtre anti-harcèlement, qui s’adapte à différents cas et contextes. Ainsi, les messages privés qui comporteront ces émojis bannis seront automatiquement placés dans un fichier masqué.

Sur TikTok, les règles communautaires3 sont claires. Et parmi elles : « Il est interdit de publier, télécharger, diffuser en direct tout contenu qui encourage le harcèlement coordonné », ou encore, « tout contenu qui présente un préjudice ou une intimidation délibérée, comme le cyberharcèlement ou le trolling », mais aussi « les commentaires, émojis, textes ou autres contenus à caractère sexuel utilisés pour voiler ou suggérer la nudité ou l’activité sexuelle d’un mineur » et « tout contenu qui simule une activité sexuelle avec un autre utilisateur, soit verbalement, soit sous forme de texte (y compris les émojis) ». « Y compris les émojis », assène le réseau social des plus jeunes, ne laissant aucune place au doute. Ce qui nous semble rassurant. Mais est-ce suffisant pour mettre un terme à ce phénomène ?


1 [Article 222-33 du Code Pénal] (https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000037289662/#:~:text=2° Lorsque ces propos,II.), sur Légifrance

2 [Internal Documents Show How Facebook Decides When a Poop Emoji Is Hate Speech] (https://www.vice.com/en/article/kzkpea/facebook-poop-emoji-hatespeech-documents), sur Vice

3 [Règles communautaires de TikTok] (https://www.tiktok.com/community-guidelines?lang=fr)

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