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Risque et sécurité
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Surveillance des réseaux sociaux par le fisc : à quoi faut-il s’attendre ?

21.02.2020

Le 13 novembre dernier, l’Assemblée nationale a voté un projet de loi autorisant le gouvernement à récolter les données issues des réseaux sociaux pour mieux traquer la fraude fiscale. Vraie bonne idée ou mesure liberticide ? Les avis divergent.

Le Premier ministre Edouard Philippe s’est déplacé en personne à Bercy, aux côtés du ministre des comptes publics Gérald Darmanin, lundi 17 février pour communiquer la bonne nouvelle. En 2019, les services de l’administration fiscale ont récolté 9 milliards d’euros grâce à la lutte contre la fraude fiscale. C’est 1,3 milliard d’euros de plus que l’année précédente, soit une hausse de 16,3%.

Dans ce contexte, on se demande si le fisc a réellement besoin de la nouvelle arme dont il va bientôt se doter pour lutter contre la fraude fiscale : la surveillance des réseaux sociaux de l’ensemble de la population française.

Cette mesure, présente dans la loi de finances de 2020 a été source de nombreux débats, au sein de l’hémicycle, mais aussi de la société civile. Comme l’a rappelé Gérald Darmanin, les services de l’administration fiscale ont déjà le droit d’utiliser “manuellement” les réseaux sociaux pour repérer d’éventuelles fraudes.

Ce que propose l’article 154 de la loi de finances de 2020 est d’utiliser un algorithme pour effectuer automatiquement ces tâches. Cela devrait se passer en trois étapes, comme nous l’explique Bastien Le Querrec, juriste pour la Quadrature du net, association de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet.

Un algorithme au service de la lutte contre la fraude : merci Bercy ?

L’algorithme utilisé par Bercy va commencer par traiter l’ensemble des données publiques des contribuables qu’il pourra trouver sur les différents réseaux sociaux ainsi, que sur les plateformes de commerce en ligne (Leboncoin, eBay, etc.). C’est donc une sorte de grand “aspirateur à données publiques” qui va copier toutes les informations pour en faire une analyse.

Le Conseil constitutionnel, saisi sur cet article de loi, a considéré que cet aspirateur à données était conforme à la loi informatique et libertés étant donné que les données n’étaient conservées que si elles n’étaient pas sensibles. Sont considérées comme sensibles des données comme l’orientation sexuelle ou les opinions politiques d’une personne. Plus précisément, les données dites sensibles ne seront pas conservées plus de cinq jours par le fisc (la première version du projet prévoyait une conservation des données pendant trente jours).

Lors de la deuxième étape, l’algorithme va “essayer de repérer les signaux faibles permettant de détecter une éventuelle fraude ou délit”, résume Bastien Le Querrec. Si un signal est détecté, l’algorithme émettra une alerte et vient alors la troisième étape, qui fait intervenir l’humain dans le dispositif.

Cette dernière phase est celle de “corroboration et d’enrichissement”, réalisée par une cellule d’agents du fisc. Ils devront confirmer ou infirmer l’alerte émise par l’algorithme pour ensuite faire le choix de déclencher, ou non, un contrôle fiscal.

Concrètement, si l’activité d’une personne vendant des biens sur les réseaux sociaux peut être considérée comme suspecte par l’algorithme, la cellule sera alors chargée de vérifier si la personne a bien une entreprise déclarée avec un numéro de SIRET, et si ce n’est pas le cas, procéder à un contrôle de son activité non déclarée. Cela pourra être aussi, par exemple, le cas dans le cadre d’une location saisonnière non déclarée.

Bercy assure que l’algorithme ne mettra pas directement en relation les données qu’il collecte avec celles que déclarent les contribuables et professionnels aux services de l’administration fiscale. Le dispositif a également été restreint lors de son passage par la commission des finances de l’Assemblée nationale et ne concerne plus que trois types d’infractions : les activités non déclarées, l’économie souterraine et les infractions en matière de domiciliation fiscale.

Il a également été rappelé à plusieurs reprises que le dispositif n’était pour l’instant prévu qu’à titre expérimental pour une durée de 3 ans. Les conditions précises d’utilisation de ce dispositif devraient être précisées par le futur décret d’application.

Les libertés individuelles sacrifiées sur l’autel de la fiscalité ?

Les différentes restrictions n’ont pas suffi à calmer les nombreuses craintes quant aux dangers pour les libertés individuelles que représente ce projet. Pour Bastien Le Querrec, le plus inquiétant est probablement le fait que le Conseil constitutionnel n’ait pas retoqué ce dispositif. “Le Conseil constitutionnel a admis que les administrations pouvaient collecter des données en masse”, ce qui revient selon lui à “ouvrir la boîte de Pandore”.

Il craint ainsi que toutes les administrations viennent “réclamer leur part de surveillance : la Caf voudra surveiller les fraudeurs aux allocations, le ministère de l’Intérieur va vouloir surveiller les immigrés clandestins, etc.

La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) pointe de son côté le fait que le dispositif renverse la manière de procéder en matière de contrôle fiscal. Jusqu’à maintenant, les contrôles fiscaux n’étaient démarrés que s’il y avait un soupçon de fraude chez un contribuable, suite à des signalements ou des comportements suspects.

Avec ce dispositif, c’est l’ensemble des contribuables qui entre dans le viseur du fisc, qui assume vouloir repérer des fraudeurs jusque-là inconnus de ses services. C’est donc une véritable pêche au gros dans laquelle va se lancer Bercy dans les prochains mois. Or, pour justifier la décision de ne pas retoquer ce dispositif, le Conseil constitutionnel avait déclaré qu’il ne posait pas de problème car était maintenu le procédé du contrôle fiscal, qui induit une forme de contradiction.

Joël Giraud, député LREM des Hautes-Alpes et rapporteur général de la commission s’est félicité d’avoir trouvé “un juste équilibre entre lutte contre la fraude et respect de la vie privée”. Gérald Darmanin défend son dispositif en avançant qu’il faut que “la voiture du gendarme aille aussi vite, voire plus vite que celle des voleurs”.

Alors, comment se prémunir contre cette future surveillance de masse que va mettre en place l’administration fiscale dans les prochains mois ? Il n’y a malheureusement pas beaucoup de solutions, si ce n’est celle de rester vigilant à ce que l’on partage publiquement sur les réseaux sociaux.

La Quadrature du net, de son côté, ne compte pas en rester là et a manifesté son intention de saisir le Conseil d’Etat, et éventuellement la Cour de justice de l’Union européenne pour faire reculer le gouvernement sur ce dispositif. Affaire à suivre…

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