A quoi ressemblerait l'internet en France sans neutralité du Net ?
Depuis lundi 11 juin, le régulateur américain des télécommunications (FCC) applique la fin du principe de neutralité pour les sites internet aux Etats-Unis. Que se passerait-il si la France faisait elle aussi ce choix ?
L’Internet mondial ne sera plus jamais le même. Jusqu’à présent, un internaute naviguait d’un site web à un autre avec la même fluidité, grâce à la neutralité du net : ce principe imposait aux fournisseurs d’accès à internet (en France : Orange, Free, Bouygues Télécom, SFR) qui gèrent les « tuyaux » où circulent les contenus numériques de desservir indifféremment tous les sites de la Toile.
Parfois, l’internaute doit patienter des dizaines de secondes avant que ne s’affiche la page qu’il veut consulter, du fait du poids des images ou vidéos qu’elle contient ou d’une architecture (c’est-à-dire le code informatique qui la compose) trop complexe par exemple.
Ces ralentissements sont dus à des causes internes au site internet lui-même, que des développeurs informatiques avaient le loisir de corriger afin qu’il devienne aussi accessible que ses concurrents, et ce pour les internautes du monde entier. Mais cette égalité d’accès n’est désormais plus assurée aux Etats-Unis depuis le lundi 11 juin, quand l’autorité américaine de régulation des télécommunications (FCC) a fait entrer en vigueur la fin de la neutralité du net aux Etats-Unis, annoncée en décembre dernier.
Plongeon virtuel dans l’internet sans neutralité
Pour comprendre l’impact de cette décision, imaginons un instant notre quotidien d’internaute si la France décidait à son tour de mettre fin à la neutralité du net, disons au 31 décembre prochain.
Dès janvier 2019, les fournisseurs d’accès à internet qui possèdent les « routes » numériques seraient alors autorisés à poser à leur convenance des ralentisseurs et des péages à certains endroits du web, et leurs abonnés devraient s’y plier.
Par exemple, un abonné de SFR qui consulte l’actualité du jour sur L’Express.fr et BTMTV.fr accèderait à ces médias détenus par Altice (la maison-mère de SFR) sans constater de changement, tandis qu’un autre abonné de SFR lecteur du Figaro.fr et d’Europe1.fr pourrait se voir demander 2 euros pour pouvoir consulter ses deux sites favoris, qui sont des médias concurrents de ceux d’Altice.
De même, dès janvier 2019, un internaute qui aurait choisi Orange comme fournisseur d’accès, et qui serait client de la banque en ligne Boursorama (filiale de la Société Générale) pourrait constater que le site internet de sa banque est plus lent que d’ordinaire : la fin de la neutralité du net permettrait en effet au groupe Orange de ralentir l’affichage des pages des sites internet des banques concurrentes de son offre Orange Bank.
Le groupe Orange étant producteur de séries, il pourrait décider de ralentir la circulation sur son réseau des flux du site concurrent Netflix, rendant alors fastidieux pour ses abonnés le visionnage de la dernière saison de Stranger Things, entre autres. Et pour éviter le piratage des œuvres, il pourrait tout aussi bien interdire à ses abonnés d’accéder à toutes les plateformes d’échange et de téléchargement de fichiers (« peer-to-peer »), aussi utilisées pour partager des fichiers volumineux, trop lourds pour être envoyés en pièce jointe d’un mail.
Les utilisateurs de téléphones Apple pourraient ne plus avoir accès à des applications de visioconférence comme Skype (de Microsoft) et se voir contraints d’utiliser la solution FaceTime de la marque à la pomme.
Sans neutralité du net français, nous aurions donc à choisir notre fournisseur d’accès à internet et nos équipementiers mobiles en fonction non plus seulement des tarifs de leurs offres, mais aussi de la qualité de flux et des autorisations d’accès que chacun propose pour telle ou telle plateforme.
La consommation de bande passante pour certains services (comme le visionnage de vidéo sur YouTube ou l’écoute de musique en streaming sur Deezer ou Spotify) pourrait ne plus être incluse dans les forfaits de base, et devenir une option payante. Pour les consommateurs, choisir un fournisseur d’accès à internet deviendrait alors une décision aussi importante qu’épineuse.
Les géants du net auraient les moyens de négocier avec les différents fournisseurs d’accès pour rester visibles et accessibles par tous les internautes. Leurs plateformes seraient accessibles via des autoroutes numériques à grande vitesse, et celles des petites entreprises moins riches ou influentes seraient cantonnées à des chemins de brousse virtuels. In fine, les défenseurs de la neutralité du net estiment que cela tuerait l’innovation, et que la liberté d’expression des individus s’en trouverait réduite.
La neutralité du net n’a pas dit son dernier mot
Des voix s’élèvent déjà aux Etats-Unis pour contraindre la FCC à revenir sur sa décision, et rétablir le principe d’un web américain neutre et ouvert. Parmi elles se trouvent des associations comme « Fight for the future » et « Break the internet », mais aussi le Sénat américain : il s’est prononcé en ce sens le 16 mai dernier, et il appartient désormais à la Chambre des Représentants de se ranger à cette position pour rétablir la neutralité du web américain (aucun vote n’étant toutefois à l’ordre du jour).
Quoi qu’il en soit, Sébastien Soriano, le président de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep, équivalent français de la FCC) a assuré que la fin de la neutralité du net aux Etats-Unis n’aurait « pas d’impact direct en Europe ». Un décret européen adopté en 2016 stipule en effet que les fournisseurs d’accès doivent traiter les contenus sur le réseau sans discrimination, et que tout internaute peut consulter et publier des contenus librement sur la Toile.
En France, deux députées – Corinne Ehrel et Laure de la Raudière - avaient remis un rapport d’information dès 2011 pour alerter l’Assemblée nationale sur l’importance de la neutralité du net. Une proposition de loi avait suivi en 2012, sans être adoptée. Mais les défenseurs du web libre sont nombreux, comme Benjamin Bayard, le co-fondateur de la Quadrature du Net, qui en a rappelé les enjeux dans les médias en décembre dernier. La fin de la neutralité du web français n’est donc pas d’actualité.
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