Covid-19 : l’IA à l’épreuve de la réalité
Depuis les années 2010, l’intelligence artificielle promet monts et merveilles via la collecte et la mise en corrélation de données. La crise sanitaire a mis en évidence la fragilité de ces présages. L’occasion de réactualiser certaines prophéties ?
Promesses versus réalité
Cela aurait dû être son heure de gloire. Avec des milliards de dollars investis ces dernières années, l’IA - souvent présentée comme une solution miracle, capable d’émanciper l’humanité voire de la sauver de la mort - tenait là son occasion de briller. Rappelez-vous : au début des années 2010, certains (comme le Guardian ou encore la Harvard Business Review) n’hésitaient pas à prophétiser la disparition des médecins au profit d’algorithmes super-intelligents. Avec son entité Calico, Google promettait même de résoudre la mort comme si elle n’était qu’une vulgaire équation. Vaincre la mort grâce aux algorithmes, la promesse était belle. En une de son magazine, le Time s’interrogeait sérieusement : « Can Google solve death ? » (Google peut-il sauver de la mort ?). Comme souvent en matière d’IA, la prospective tourne alors à plein régime. Mais force est de constater que dix ans plus tard, la crise de la Covid-19 a démontré la fragilité de ces promesses. Et que les prophéties dantesques de la « mort de la mort » ont buté sur le réel.
Dans le même temps, la capacité de l’IA à combattre le coronavirus a fait l’objet d’un grand battage médiatique. En partie justifié. La pandémie a mis en évidence l’utilité d’un certain nombre de modèles d’intelligence artificielle - que ce soit dans le champ médical (biochimie du virus, diagnostic, tri des patients ) ou hors médical (livraison à domicile, télétravail, modération). Mais ils ont aussi prouvé leurs limites. L’IA n’a pas, comme certains le prétendent, prédit la pandémie avant l’homme (c’est la solution tout à fait « low tech » Promed qui a lancé l’alerte en premier ), ni permis d’éviter les solutions « archaïques » du confinement ou du traçage humain. En clair, on pourrait rejoindre l’analyse du très respecté spécialiste en intelligence artificielle Kai-Fu Lee : le bilan de l’IA dans la lutte contre la Covid est, en somme, assez décevant (il vaudrait selon lui un « B-moins »). Et Kai-Fu Lee est tout sauf un technophobe destructeur d’antennes 5G : en 2016, il présentait même un TED Talk intitulé « Comment l’IA peut sauver l’humanité » , c’est dire !
Un « signal d’alarme »
La crise de la Covid a marqué un avertissement pour un certain nombre de domaines : écologie, économie, inégalités sociales, etc. Mais pour Gary Marcus, docteur en sciences cognitives du MIT, elle devrait aussi être un « signal d’alarme » pour l’IA. « Nous voudrions une IA capable de raisonner de manière causale, capable d’éliminer la désinformation. Nous voudrions pouvoir guider les robots afin de maintenir les humains hors de situations dangereuses, prendre soin des personnes âgées. L’IA existe depuis 60 ans et je ne pense pas qu’il soit déraisonnable de souhaiter que nous ayons déjà accompli un certain nombre de ces choses. Mais l’IA que nous avons actuellement à notre disposition s’applique à des jeux, à la transcription voire même à des aspirateurs. Elle est vraiment très loin de ce qu’on nous avait promis.»
On ne peut que rejoindre son constat, à savoir qu’une grande partie des recherches en IA a été consacrée à des technologies qui n’aident pas franchement le monde de manière significative (citons, au hasard, le sèche-cheveux intelligent, la gamelle pour chat « boostée à l’IA », mais aussi, plus sérieusement, le ciblage publicitaire). Il y a près de 10 ans, un des premiers employés de Facebook, responsable du département « data » de l’entreprise avait cette phrase, restée célèbre depuis « The best minds of my generation are thinking about how to make people click ads » («Les meilleurs esprits de ma génération réfléchissent à la manière de faire cliquer les gens sur les annonces »). Aujourd’hui 10 ans plus tard, l’épiphanie de ce jeune ingénieur, Jeff Hammerbacher, reste d’actualité : les esprits les plus brillants de notre génération travaillent toujours à nous faire cliquer sur des pubs, et une grande partie de la recherche en IA menée par les géants du numérique s’oriente vers cet objectif. Il y a bel et bien un gouffre entre promesses et réalité.
Aujourd’hui le discours simplificateur selon lequel l’IA pourrait « remplacer les médecins » paraît terriblement présomptueux au vu des images d’hôpitaux débordés et du dévouement du personnel soignant. Plus largement, quelle que soit la meilleure voie à suivre, la leçon d’humilité donnée par la pandémie devrait servir à motiver les chercheurs en IA à repenser les problèmes qu’ils et elles essaient de résoudre. La crise sanitaire est un avertissement, une inspiration pour mettre fin aux promesses en carton et aux applications inutiles voire néfastes à la société, afin de faire de l’IA un outil qui peut vraiment faire une différence. Le monde évolue à toute vitesse et il est temps que l’orientation des recherches en IA change tout autant.
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