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Dites bonjour au splinternet !

18.02.2021

Guerre sino-américaine, censure, réglementations tous azimuts : le rêve du « World Wide Web », un internet globalisé et universel, recule à petits pas pour laisser place à un espace numérique fragmenté. Plongée géopolitique dans l’ère du « splinternet ».

Une « balkanisation » d’internet

Et hop, encore un mot-valise ! Quelques décennies après sa naissance, le bilan du « World Wide Web » fait grise mine et cède le passage à ce qu’on appelle désormais le « splinternet » (contraction de « split » donc, et de « internet »). Concrètement, le splinternet renvoie à un une « balkanisation » d’internet, soit, pour le dire plus clairement, à une fragmentation du réseau tel que nous le connaissons en plusieurs réseaux autonomes.

Ce constat, pourtant, peut sembler un brin déconcertant. Si l’on regarde autour de nous, force est de constater que ce sont quelques géants technologiques qui assoient un contrôle toujours plus envahissant sur nos espaces en ligne. Google, Facebook et consorts sont omniprésents, ce qui, de prime abord, laisserait plutôt penser à une centralisation qu’à une « balkanisation ». Pourtant, depuis quelque temps déjà, l’idée du splinternet fait son petit bonhomme de chemin. Le premier à l’avoir évoqué, le libertarien Clyde Wayne Crews, appelait dès 2001 à ce fameux splinternet dans une tribune intitulée « One Internet is not enough » (Un seul Internet ne suffit pas). Plus récemment, ce n’est autre que l’ancien patron de Google, Eric Schmidt, qui s’inquiétait des conséquences d’une telle scission. Pour le Forum économique mondial, le splinternet a déjà eu lieu et son rapport « Future of the Internet » estime qu’il se décline sur trois niveaux : technique, politique et commercial.

Mais qu’est-ce que le splinternet impliquerait concrètement aujourd’hui ? Tout bonnement la fin du World Wide Web, au profit d’un patchwork de territoires numériques concurrents et conflictuels. À ses débuts, Internet a été conçu comme un réseau mondial dans lequel l’information pouvait circuler sans presque aucune limite, sans la moindre attention portée aux frontières. Ça, c’était donc la théorie. En pratique, les choses ont tourné un peu différemment.

Un empire au « 4 royaumes »

Si aujourd’hui le splinternet est sur toutes les lèvres, c’est que son scénario se précise. Ce 2 février 2021, l’ancien président russe Dmitri Medvedev a annoncé que la Russie était « prête » à se déconnecter de l’Internet mondial. Ce tour de force fait suite au projet de loi dit « sur la souveraineté numérique », puis à une « opération déconnexion » menée en grandes pompes en 2019. Son but : tester la robustesse de Runet, un réseau souverain russe, parallèle à Internet, et donc in fine la possibilité pour le pays de s’affranchir du terrain de jeu mondial. Et si des voix critiques se sont élevées pour qualifier le projet de loi de « rideau de fer de l’Internet », propice à faciliter la censure des contenus politiques dissidents, force est de constater que la Russie avance à grands pas dans cette direction.

Contrairement à la Russie, la Chine elle ne cherche pas à développer son propre réseau souverain, mais à renforcer son contrôle sur le réseau existant. Vous avez déjà certainement entendu parler de la « grande muraille numérique » par le biais duquel Pékin bloque l’accès à Google, Youtube, Facebook, Instagram entre autres, mais aussi à de nombreux sites d’information occidentaux. Dernière cible en date du fer de lance chinois : l’application Clubhouse, censurée après quelques semaines seulement d’activité. Une censure qui ne semble pas avoir pris les utilisateurs chinois de court, qui se réunissaient au sein de l’application sur des groupes de discussion tels que « Avez-vous été invité à prendre le thé pour avoir utilisé Clubhouse ? ». À savoir qu’en Chine, « être invité à prendre le thé » est un moyen détourné pour signifier que l’on se fait interroger par la police. Autant dire que le sort subi par Clubhouse n’a pas surpris grand monde.

Mais sur l’échiquier politique, il n’y a pas que la Chine et la Russie qui interdisent les logiciels étrangers et renforcent leur souveraineté numérique. À Washington, tant les démocrates que les républicains ont soutenu le combat de Donald Trump contre TikTok ou WeChat, tandis que le FBI a pour sa part acté que toute application russe était une « menace potentielle ». Du côté de l’UE, c’est un splinternet un peu plus « doux » qui se dessine, avec Thierry Breton aux manettes pour faire plier les Big Tech aux réglementations européennes, par le biais notamment du Digital Services Act et du Digital Markets Act. En clair : chacun trace son chemin !

Tout se passe donc comme si plusieurs versions du Web émergeaient, avec des enjeux technologiques, mais aussi politiques mondiaux. La conséquence directe de ces différentes stratégies serait, d’après les chercheurs en informatique Kieron O’Hara et Wendy Hall, la création d’un empire numérique aux « 4 royaumes » (Chine, États-Unis, Russie et UE), avec des règles et un fonctionnement distincts pour chacun.

Aujourd’hui, il faudrait donc parler des internets - au pluriel - avec des systèmes différents, voire rivaux. Des systèmes plus fragmentés, où chaque espace géographique disposerait de sa propre bulle de contenu et de services, en lieu et place d’un patrimoine commun d’information et d’interconnexion. Le splinternet est-il pourtant une si mauvaise chose ? Si certains hurlent au loup, d’autres pointent du doigt l’utopie du « World Wide Web » comme étant avant tout américaine, et surtout née obsolète. Après tout, l’Internet libre, ouvert et mondialisé a-t-il déjà vraiment existé ? Rien de moins certain !

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