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Du publicitaire au cerveau humain : sur la piste de l’addiction au numérique

14.07.2017

Le psychologue Bahman Ajang nous plonge dans l’hyper-communication et hyper-connexion numérique, résultat d’un recours excessif aux moyens de communication et réseaux sociaux numériques. Episode 2/3 consacré aux causes de ce phénomène.

[suite du 1er épisode consacré à la description des phénomènes d’hyper-communication & d’hyper-connexion numérique]

Le développement psychologique des êtres humains explique en partie la difficulté que les plus jeunes d’entre eux peuvent éprouver à contrôler leur engouement pour le numérique. Pourtant, alors qu’ils traversent une période délicate de mutation psychique et physique, enfants et adolescents figurent parmi les populations les plus ciblées par les concepteurs et les publicitaires. Les « Millenials » ou génération Z sont en effet considérés comme des personnalités plus adaptables et plus habiles que leurs aînés dans le maniement de ces nouveaux outils.

Des « Millenials » pas si à l’aise avec le numérique

Contrairement aux apparences, plusieurs études révèlent que la jeune génération est pour une bonne part déstabilisée voire sérieusement perturbée par ses pratiques numériques, notamment s’agissant de sa scolarité. La psychologue Kelly Lister-Landman fait ainsi le lien en 2015 entre communication digitale compulsive et échec scolaire. En outre, un ensemble de recherches françaises, intitulé "Le lycée en régime numérique"1, s’intéresse aux relations que les lycéens entretiennent avec les nouvelles technologies et leur impact, positif ou négatif, sur leurs études.

Les chercheurs analysent la navigation des lycéens sur internet, leur utilisation de Wikipédia, des réseaux sociaux, des applis éducatives, du chat et des sms, et enfin l’organisation de l’espace numérique de travail de leurs lycées (ENT). L’étude dresse quatre catégories d’élèves définies selon leur rapport aux outils numériques, allant de « productif » à « oisif » en passant par « laborieux » et « dilettante ». Tandis que les « productifs » en font un usage modéré et fructueux pour leur scolarité, les « oisifs » voient le numérique exercer un effet au mieux nul, au pire très négatif sur leurs études. Notre regard porté sur les Millenials semble donc bien à nuancer.

Par bien des aspects, le numérique et ses outils peuvent contribuer à multiplier les situations sensibles ou conflictuelles pour la jeune génération. Les adolescents traversent une période où ils sont particulièrement sensibles aux conséquences néfastes de l’hyper-connectivité. La vie en ligne, construite au travers d’un profil dédié aux réseaux sociaux ou un avatar de jeu vidéo, accompagne l’adolescent dans l’exploration de son identité, passage obligé à cet âge. Les conflits liés à la « représentation de soi », l’image qu’on donne ou pense donner aux autres, sont propres à l’adolescence. Mais sur Facebook, où toutes les erreurs et tous les faux pas sont partagés avec la communauté, cette représentation est négociée publiquement.

De son côté le téléphone portable encourage la prise d’indépendance de l’adolescent, rassurés que sont les parents de pouvoir, a priori, joindre leur progéniture à tout moment. Mais cela peut se révéler délicat à une période où le jeune tâtonne pour équilibrer attachement et besoin matériel de ses parents d’une part et quête d’indépendance et affirmation de son identité d’autre part. Ainsi, Hugo, un de mes patients de 13 ans, s’exclamera : « Et si je dois répondre [au téléphone portable] à chaque fois qu’elle [sa mère] m’appelle quand est-ce que je peux être seul ? ». Ces problématiques, auxquelles s’ajoutent notamment le développement de fonctionnements psychiques de type narcissique inadaptés voire pathologiques, expliquent l’augmentation des troubles du comportement chez les jeunes souffrant d’hyper-connexion numérique.

Notre cerveau, première victime consentante

L’addiction, définie comme un fort attachement à une expérience dont il est difficile et douloureux de se passer, est observée par un nombre croissant de praticiens de santé confrontés à ce type de rapport extrême au numérique. Bien que le terme d’addiction comportementale soit polémique pour certains2, le terme de « behavioral addiction » a fait son entrée dans la dernière version du manuel le plus influent de la psychiatrie internationale, le DSM-5. Un consensus repose en tout cas sur la nécessité de continuer à étudier, objectiver, sensibiliser la société sur ce sujet… pour agir !

Au cours de l’histoire de l’humanité, de nombreux outils et technologies ont irrémédiablement modifié notre fonctionnement mental relativement à notre mémoire, notre rapport au temps, notre manière de gérer les informations et de communiquer. Le silex, l’écriture, l’imprimerie, la calculatrice, la télévision, l’ordinateur nous ont certes profondément impactés, mais selon une diffusion de leurs usages bien plus lente que l’hyper-communication et l’hyper-connexion, caractérisées par une émergence massive et rapide. Alors que l’alphabétisation du monde a pris des siècles, les smartphones low-cost se sont disséminés partout en moins de dix ans. Un battement de cils dans l’histoire des outils et technologies et un sacré défi pour le cerveau !

Le fonctionnement du cerveau contribue à expliquer comment la mécanique d’addiction à ces nouveaux usages se met en œuvre. Notre cerveau a besoin de nouveautés et de récompenses. Il apprécie les activités qui libèrent un neurotransmetteur appelé dopamine, comme c’est le cas avec la nourriture ou le sexe. En somme, il valorise toute chose qui active un circuit cérébral appelé système de récompense, associé à la motivation et au plaisir. Or, les études convergent vers l’idée que le monde digital constitue une source de plaisir qui stimule ce circuit de la récompense.

D’un point de vue neurophysiologique, nous pouvons littéralement nous comporter comme des rats de laboratoire, appuyant de manière compulsive sur la manette nous délivrant les doses de sucre que sont pour nous les envois et consultations de messages numériques, d’informations de toutes sortes et autres notifications. Mais la limite d’une sur-stimulation épuisante est fréquemment franchie, et l’on se sent dépassé et en souffrance car toutes les sphères de notre vie peuvent se voir impactées.

« On n’est pas aidés »

C’est ainsi que réagit Amin, 17 ans, au moment où je lui apprends que les entreprises du numérique, dépendantes des revenus publicitaires, ont un énorme intérêt à nous scotcher à nos écrans en nous faisant liker, cliquer, swipper, scroller pour regarder tel contenu ; ou bien encore partager et contribuer à la promotion virale de tel autre. La difficulté de se contrôler et l’appétit illimité de stimulations numériques ont été précocement identifiés par les concepteurs. C’est d’ailleurs pourquoi ~~de nombreux grands patrons de la Silicon Valley, dont Steve Jobs lui-même, ont rapidement et strictement limité l’accès de leurs propres enfants aux écrans.

Au-delà des jeux ultra-addictifs comme Angry Birds, la conception des applis au sens large est de plus en plus orientée dans ce sens. Un nouveau métier appelé « growth hacker » vise même à trouver les moyens de décupler et faire perdurer le désir de jouer, se connecter, etc. Ce domaine d’étude et de marketing a un nom : l’économie de l’attention. Bref, pour les professionnels, l’éthique va devenir un enjeu de taille, dont on parle heureusement de plus en plus.

Lire la suite :

Episode 3. Contre l’addiction au numérique : se reconnecter…au réel !


1 Etudes publiées en 2016 et coordonnées par Philippe Cottier et François Burban.

2 Allen Frances, “Do We All Have Behavioral Addictions?,” Huffington Post, 28 mars 2012; http://www.huffingtonpost.com/allen-frances/behavioral-addiction_b_1215967.html

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