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L’Europe peut-elle conquérir sa souveraineté numérique ?

15.05.2020

Le bras de fer entre le gouvernement français et Apple/Google au sujet de l’application StopCovid a mis en exergue l’importance d’accéder à une certaine forme de souveraineté si l’Europe veut une société du numérique conforme à ses valeurs.

Prenant l’exemple de certains pays comme Singapour et la Corée du Sud, le gouvernement français s’est lancé depuis plusieurs semaines dans le chantier d’une application mobile pour tenter de limiter la propagation du coronavirus. Baptisée StopCovid, l’application repose sur la technologie du Bluetooth. Cette dernière permet de mesurer approximativement la distance entre deux smartphones disposés à quelques mètres. Le but : retracer le parcours des personnes déclarées positives au Covid-19 afin de repérer les individus qu’elles ont pu croiser au cours des dernières semaines et donc, potentiellement, contaminer. Si ces individus ont également téléchargé l’application, alors ils seront avertis de leur potentielle contamination afin de les inciter à se faire tester et si besoin, se confiner. A l’heure où ces lignes sont écrites, le déploiement de StopCovid est basé sur un téléchargement volontaire,.

Le développement de cette application a soulevé la question de la dépendance vis-à-vis des Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) et de la souveraineté numérique. De façon inédite, Apple et Google se sont alliés à la mi-avril pour proposer une solution commune pour le traçage des personnes infectées. Il s’agit d’une base technologique, qui sera ensuite mise à la disposition des gouvernements des différents pays, afin que ces derniers puissent développer leur propre application.

StopCovid, la France fait cavalier seul

Après s’être opposée à la solution proposée par les deux géants de la Silicon Valley, l’Allemagne a fini par céder courant avril. Elle fait ainsi partie des nombreux pays qui développent une application en se basant sur la solution américaine. Mais le gouvernement français a tenu à garder son cap en développant sa propre brique technologique. Cédric O, secrétaire d’Etat au numérique, a défendu la position du gouvernement dans une interview accordée au JDD du 26 avril 2020 : “C’est la mission de l’État que de protéger les Français : c’est donc à lui seul de définir la politique sanitaire, de décider de l’algorithme qui définit un cas contact ou encore de l’architecture technologique qui protégera le mieux les données et les libertés publiques. C’est une question de souveraineté sanitaire et technologique. StopCovid sera la seule application totalement intégrée dans la réponse sanitaire de l’État français. Cela ferme le débat.”

Mais la capacité de la France à développer indépendamment une solution technologique en se passant de l’aide de Google et d’Apple paraît illusoire aux yeux de nombreux observateurs. Le gouvernement garantit pourtant que StopCovid sera prête pour le 2 juin, après avoir promis initialement une mise en fonction à compter du déconfinement le 11 mai. Dans la même interview accordée au JDD, Cédric O admettait pourtant que le fonctionnement des iPhones ne permet pas de “faire tourner correctement l’application sur ces téléphones”. “Nous avons besoin que l’entreprise puisse répondre à la demande des États, même si les iPhones ne représentent que 20 % du parc français”, conclut le secrétaire d’Etat… Avant de promettre ce jeudi 14 avril que “l’application fonctionnera très bien” sur les appareils Apple, car de nouveaux moyens techniques ont été trouvés pour contourner les limitations imposées par le géant à la pomme.

Il y a énormément de chemin à parcourir sur la question de l’obédience des entreprises aux Etats. La France, comme tous les autres pays européens, est ultra-dépendante des entreprises américaines et chinoises en matière de numérique. Le gouvernement n’a pas souhaité utiliser la solution proposée par Apple/Google car les deux géants américains imposaient un stockage des données sur leurs propres appareils. Or, la France souhaite stocker les précieuses données personnelles de ses citoyens sur son propre territoire. Par le passé pourtant, l’exécutif n’a pas hésité à céder aux sirènes des géants étrangers.

Pour son projet de plateforme Health Data Hub, regroupant les données issues des organismes publics de santé (assurance maladie, hôpitaux…), la France a choisi d’héberger les données de santé de ses citoyens chez Microsoft. La Cnil (Commission nationale de l’informatique et des libertés) s’est d’ailleurs récemment inquiétée d’un risque de transfert des données de santé des Français aux États-Unis. “Nous ne sommes pas souverains quand les données sont centralisées par Microsoft”, alerte Bernard Benhamou, secrétaire général de l’Institut de la souveraineté, qui nous avertit également du danger d’adhérer “à une vision américaine de la donnée de santé”.

Comment ne plus être une “colonie numérique” ?

Si la France, à l’instar des autres pays européens, a autant besoin des géants du Net, c’est parce qu’elle n’a pas en son giron d’entreprises suffisamment importantes pour concurrencer. “Notre fragilité industrielle sur la question du numérique nous rend dépendants”, résume Bernard Benhamou. Face aux Gafa, l’Europe ne peut donc que réguler car elle n’est pas en mesure d’opposer d’alternatives sérieuses. “Il ne faut pas que nous, Européens, nous nous bornions à cette posture de régulation. L’enjeu est évidemment de favoriser l’émergence d’acteurs européens”, avance Benoît Thieulin, personnalité qualifiée au nom de la section des affaires européennes et internationales du Conseil économique social et environnemental (CESE). “Il s’agit de réfléchir à ce qui a fait la force notamment des Américains, et aussi parfois des Chinois, c’est-à-dire cette capacité à soutenir l’innovation dans toutes ses dimensions”, préconise-t-il dans cet avis relayé par le CESE.

Même son de cloche du côté de Bernard Benhamou : “Nous pourrons avoir une réponse en matière de souveraineté que si nous avons des entreprises de statures internationales. Le but n’est pas d’avoir des startups, mais des licornes (ndlr : entreprises non cotées en Bourse et valorisées plus d’un milliard de dollars). Le secrétaire général de l’Institut de la souveraineté n’envisage une réponse européenne qu’au prix d’investissements massifs dans la politique industrielle du numérique.

Pour que l’Europe ne soit plus une “colonie numérique de deux autres continents”, selon l’expression de la sénatrice Catherine Morin-Desailly, il est nécessaire de “développer une troisième voie, une société numérique conforme à nos principes et nos valeurs”, comme le réclame Bernard Benhamou. Ce dernier ajoute une note d’optimisme au tableau en rappelant “qu’à chaque étape de l’évolution des technologies, il y a des opportunités de déstabiliser les équilibres”. A la France et à l’Europe de ne pas rater le prochain tournant du numérique.

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