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Fact-checking : qui doit vérifier l'information ?

19.07.2019

Face à la recrudescence des fausses informations qui pullulent sur les réseaux sociaux, des journalistes spécialisés traquent ces fake news. Les chercheurs et les enseignants participent également à la lutte contre la désinformation.

Depuis dix ans, la chasse aux « infox »1 est devenue une mission à part entière pour les grands médias. Et pour cause : les fausses nouvelles virales pullulent sur les réseaux sociaux. Dans une étude publiée en février 2019, Alexandre Bovet, chercheur à l’Université catholique de Louvain, a ainsi démontré que, lors de la campagne présidentielle américaine de 2016, un quart des tweets contenant un lien vers un article en ligne dirigeait en fait vers des contenus de désinformation2.

Face à l’ampleur du phénomène, les grands médias créent des services internes dédiés à la réfutation d’infox, tels que « Les Décodeurs » du Monde, « CheckNews » de Libération, « Les Observateurs » de France 24, « AFP Factuel » de l’Agence France Presse et « Fake off » de 20 Minutes. D’autres journaux – papier et télévisés – ont intégré le « débunkage de fake news » à la palette des formats journalistiques dont ils disposent pour rendre compte de l’actualité et la mettre en perspective. Cette pratique fait désormais l’objet d’un enseignement dédié dans les écoles de journalisme, en formation initiale ou continue, et il est pratiqué dans les rédactions dans le respect de la Charte d’éthique professionnelle des journalistes 3.

Connu et respecté dans la profession, ce code d’honneur stipule notamment que le journaliste « défend la liberté d’expression et d’opinion », qu’il « n’use pas de la liberté de la presse dans une intention intéressée », qu’il « exerce la plus grande vigilance avant de diffuser des informations d’où qu’elles viennent », qu’il « tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour piliers de l’action journalistique », et enfin « qu’il tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles ».

Des méthodes de fact-checking fiables, transparentes et non partisanes sont également diffusées aux professionnels par l’IFCN Poynter4, qui recense également les bonnes pratiques à l’international.

Un travail pour des professionnels

Les professionnels de ces cellules d’investigation s’appliquent à répondre à toutes les questions des internautes, sans sélection éditoriale préalable par la rédaction (mais parfois après un vote des internautes) : tous types de sujets peuvent ainsi être décortiqués factuellement en synthétisant les événements, les données et les déclarations-clés, et ce avec la plus grande objectivité possible – c’est-à-dire sans commentaire d’opinion.

L’expertise de ces rédactions dédiées est mobilisée par les géants du numérique (tels que Google ou Facebook) qui sont régulièrement accusés de ne rien faire pour endiguer la propagation des infox en ligne. Dès 2017, Facebook a noué des partenariats pour l’aider à identifier les fausses nouvelles propagées sur le réseau social : en 2018 quelques 52 médias de fact-checking de 33 pays différents l’épaulaient dans ce projet.

Les journalistes scrutent les contenus signalés par les internautes et examinent la cause du signalement : une erreur factuelle, une photo d’illustration prêtant à confusion car prise lors d’un autre événement que celui mentionné dans l’article, un titre trop accrocheur qui ne reflète pas le contenu de l’article, voire des argumentaires délibérément manipulatoires et des pseudo-reportages vidéo fabriqués de toute pièce. Les auteurs des contenus fallacieux sont avertis du retrait de leur texte, et la visibilité des sites qui reçoivent de nombreuses missives de ce type est automatiquement réduite par l’algorithme de Facebook.

Les rédactions reçoivent une rémunération pour leur contribution : Checknews (Libération) a ainsi déclaré publiquement avoir perçu 100.000 euros en 2017 et 245.000 euros en 2018 pour son aide sur la plateforme, tandis que le PDG de l’AFP avait annoncé 1 million d’euros par an pour le périmètre originel du contrat – très étendu depuis.

Un business de profiteurs

Dans le climat actuel de méfiance – voire de défiance - envers les grands médias, ces liens pécuniers ont paru suspects à certains internautes, et les « trolls » cherchant à éroder la confiance des citoyens dans les médias de référence en ont profité pour démontrer un prétendu asservissement de ces rédactions aux géants américains du numérique.

La diffusion de fake news a une dimension stratégique pour les tentatives de déstabilisation politiques entre États, tout comme elle peut aussi s’avérer être une activité très lucrative pour tout individu équipé d’un simple ordinateur connecté : feu-l’auteur américain Paul Horner assurait ainsi en 2016 que l’engouement des internautes pour la lecture de ces fausses nouvelles diffusées sur Facebook lui rapportait « environ 10.000 dollars par mois en revenus publicitaires ». Selon BuzzFeed News, les quatre adolescents macédoniens qui avaient lancé la fausse rumeur sur de prétendus emails de Hillary Clinton, alors candidate à la présidentielle américaine de 2016, auraient gagné 5000 dollars par mois.

Face aux milliers de « trolls » motivés par l’appât d’un gain facile, les équipes de professionnels du fact-checking ne comptent que cinq à quinze journalistes. Certaines agences de fact-checking partenaires de Facebook ont déjà jeté l’éponge, débordées par l’ampleur de la tâche et par la virulence de ces prêcheurs de contre-vérités. Selon Whitney Phillips5, chercheure en ethnographie et folkloriste des médias numériques à l’Institut Data & Society, la réfutation des infox par les grands médias décuplerait l’exposition des contenus biaisés et des thèses complotistes sur les réseaux, et donc leur propagation dans la société. En outre, le fact-checking réduirait peu les croyances dans les fausses informations : selon des chercheurs de Yale, le message d’alerte « mis en question par des fact-checkers indépendants » sur un post Facebook ne diminue que de 3,7 points le crédit de confiance accordé à une infox6.

Une mission pour les professeurs des écoles et les chercheurs

L’émergence de nouvelles technologies, telle que l’intelligence artificielle, ouvre de nouvelles perspectives aux diffuseurs de propagande et d’infox grâce aux « deep fakes » qui permettent de créer une vidéo simulant le discours d’une personnalité grâce aux techniques d’animation de l’image. L’agence américaine de recherche pour la défense (DARPA) a fait appel à des chercheurs pour développer un moyen d’identifier les vrais et les faux visages de ces vidéos trompeuses. L’enjeu est de taille : l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire sur les manipulations de l’information estime que « les tentatives de manipulation de l’information peuvent jouer, de façon insidieuse, sur les divisions sociales et politiques que connaissent nos démocraties ».

Eviter un tel délitement de la société implique la participation active de tous les citoyens à la lutte contre les infox. Pour éviter de les partager, il faut d’abord apprendre à les reconnaître. Quels que soient les progrès technologiques à venir, l’esprit critique des internautes restera le meilleur rempart contre les tentatives de manipulation par la désinformation.

Pour armer les futurs citoyens aux nouvelles formes d’infox qui ne manqueront pas d’apparaître dans les prochaines années, les enseignants sont donc en première ligne. L’Education Nationale s’est déjà emparée de cette mission de sensibilisation, dès les bancs de l’école primaire et jusqu’au lycée, en s’appuyant sur les ressources du Ministère, les outils du Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (Clemi) ou encore sur la méthode de Rose-Marie Farinella. Pour sensibiliser l’ensemble de la population, il faudrait sans doute que les Universités du Temps Libre rejoignent cette lutte contre les infox : les seniors de plus de 65 ans sont en effet les principaux propagateurs de fake news sur les réseaux sociaux, où ils partageraient en moyenne 7 fois plus de contenus fallacieux que les jeunes de 18 à 29 ans7.


1 Traduction du terme « fake news » officialisée par la Commission d’enrichissement de la langue française (CELF), composée d’experts et membres de l’Académie française, en octobre 2018.

2 Parmi les 171 millions de tweets analysés durant les cinq derniers mois avant le jour de l’élection, 30 millions de tweets – envoyés par 2,2 millions d’internautes - contenaient un lien dirigeant vers un article en ligne. 7,5 millions de ces tweets (soit 25%) menaient vers un article factuellement biaisé.

3 Lire la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (rédigée en 1918 et modifiée en 1938 puis 2011) sur le site du Syndicat National des Journalistes : https://www.snj.fr/content/charte-d’éthique-professionnelle-des-journalistes.

4 International Fact-checking Network (IFCN Poynter) https://www.poynter.org/channels/fact-checking/

5 Phillips Whitney, The Oxygen of Amplification : Better Practices for Reporting on extremists, antagonists and manipulators, Data & Society, février 2018

6 Selon les chercheurs de Yale, 14,8% des 5000 Américains exposés à une publication sur Facebook affichant l’avertissement « mis en question par des fact-checkers indépendants » demeurent convaincus de sa véracité, alors que la même publication sans alerte était jugée crédible par 18,5% du panel.

7 Etude menée aux Etats-Unis en 2016 par des chercheurs des Universités de New York et de Princeton, publiée en janvier 2019.

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