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Publicité ciblée : l’économie de l'attention

27.03.2017

Notre attention est une denrée fragile et pourtant nous voyons se construire autour de nous une « économie de l’attention ». Médias, services internet, téléphones mobiles nous rappellent en permanence leur existence pour nous attirer dans leurs rets.

Dans une course frénétique pour capter notre attention, chaque service veut la plus grosse part pour la monétiser auprès de tiers qui assurent le financement. Ce fonctionnement a été repéré très tôt, à la fin du XIXe siècle : avec l’industrialisation, il ne suffisait plus de produire, mais surtout de vendre. Depuis, psychologues, marketeurs, publicitaires, spécialistes des relations publiques s’efforcent d’éveiller notre intérêt pour le diriger vers les produits ou les services qu’ils souhaitent mettre en avant et nous inciter à consommer ; ou encore vers les idéologies qu’ils aimeraient nous voir suivre, la propagande étant un des moteurs de cette quête de notre « temps de cerveau disponible ».

Capter notre attention

Les médias, de diffusion ou sur internet, sont devenus les principaux vecteurs de cette captation. L’accès étant en général gratuit (radio, télévision et maintenant services internet) ou payé très en dessous des coûts de revient, les médias doivent se tourner vers un tiers-acteur chargé d’assurer leur financement. En fait, celui-ci va constituer le véritable « client » des médias, celui qui paye… et donc celui que les médias doivent satisfaire en lui offrant non seulement de l’attention générale, mais aussi et de plus en plus de l’attention ciblée. Les contenus et le style de chaque média va s’en trouver impacté.

Notre attention est multiforme. Nous sommes sans cesse sollicités, tandis que la manière dont nous allons recevoir un message dépend d’une multitude de facteurs. Nous ne consacrons pas la même attention à la lecture d’un livre ou au visionnage du sport à la télévision. Les publicitaires ont depuis toujours essayé de placer leurs messages au sein d’un contexte susceptible d’en favoriser la perception. Le simple fait qu’il soit visible n’est plus suffisant, il faut que l’information transmise puisse s’inscrire en nous. Placement cohérent avec le message et contenu clair et attractif sont les deux ressorts des métiers de la publicité.

Avec internet, ces métiers ont largement évolué. On parle dorénavant de publicité ciblée : quelles sont les chances qu’un message nous atteigne et s’imprime en nous ? Comment calculer son efficacité, qui n’est pas toujours directe, mais se traduit par la notoriété de la marque ? Pour mieux nous transformer en « cibles », les annonceurs ont besoin de nous connaître, d’identifier ce qui nous plaît, quels sont nos revenus, nos habitudes, notre géolocalisation. Mais également de savoir qui sont et que font nos amis, nos familles, nos connaissances de travail…notre réseau social. En effet, on peut alors en déduire des comportements semblables pour nous-même , et faire jouer un travail de « recommandation ». Si vous avez aimé ceci, alors, comme les autres, vous aimerez certainement cela. Si vos amis achètent ou utilisent ceci, il y a de fortes chances que vous soyez intéressés aussi.

Cibler les messages

L’or gris qui permet ces modèles de recommandation et de placement est constitué par nos « données personnelles », ou plus concrètement par nos profils numériques. Chaque information personnelle reste ténue. Toutefois, leur agrégation dans un profil, constitué patiemment par les entreprises spécialisées, crée une immense richesse : on peut définir ce qui va spécifiquement nous atteindre… et donc placer beaucoup plus cher une annonce publicitaire sur les médias que nous fréquentons.

Cette industrie de l’influence va chercher à nous suivre « à la trace », ces traces que nous laissons, tantôt sur un site de presse (que lisons-nous ?), tantôt sur un site de commerce (qu’achetons-nous ?), tantôt dans nos confidences, publiques sur les médias sociaux ou privées dans nos mails.

Les évolutions de l’intelligence artificielle, ce que l’on appelle l’apprentissage profond, permettent de repérer des termes clés pour alimenter ces profils à partir de textes bruts, et maintenant à partir même de la captation de notre voix. Si bien que la traque de nos données peut utiliser des chemins de plus en plus détournés. On le voit notamment avec le développement des « objets connectés ». Notre téléphone indique en permanence où nous sommes ; notre compteur électrique sait quand nous sommes à la maison et peut déduire de nos pics de consommation ce que nous y faisons ; le téléviseur connecté qui obéit à notre voix doit pour cela capter en permanence ce que nous disons, et le transmettre au fournisseur pour cette analyse en flux. On a même découvert que des jouets pour enfants (ou pour adultes avec les sextoys connectés) transmettaient des informations pourtant très privées voire intimes !

C’est ainsi toute une économie qui se met en place pour attirer et monétiser notre attention. Notifications, rappels, messages de nos amis…il s’agit de produire des « programmes » susceptibles de nous faire revenir en permanence vers tel ou tel média social, et qui nous placent dans le bon état d’esprit pour assimiler le message. Vous avez sans doute déjà observé que les publicités diffusées pendant les matchs de foot sont très différentes de celles apparaissant à la coupure d’un film sentimental. C’est encore plus vrai pour les médias sociaux : l’algorithme va nous présenter en premier ce qui a le plus de chance d’attirer notre attention. Sur les milliers de réponses possibles à notre question, Google va choisir et organiser celles qui correspondent à notre profil, tel qu’il figure dans ses gigantesques bases de données. Parmi tous les messages produits par nos contacts sur Facebook, l’algorithme du réseau social va choisir de nous montrer ceux qui ont le plus de chance de provoquer nos réactions, de nous inciter à émettre des « Likes » ou à regarder des vidéos virales. Nous risquons alors d’être progressivement enfermés dans une « bulle de filtre», et de ne plus recevoir du monde que les informations similaires à celles que nous avons déjà reçues, à celles que nos amis ont reçues, à celles qui confortent nos sentiments ou nos opinions.

Cette économie de l’attention s’appuie sur la tendance humaine à préférer ce qui actionne nos centres de gratification tout en diminuant notre charge cognitive. Les messages publicitaires doivent nous plaire, nous faire rêver, nous placer dans une situation que nous envions ; et les marques servent de repères pour nous éviter de réfléchir à chaque acte d’achat. Il en va de même de notre sociabilité : nous aimons retrouver des ambiances simples et chaleureuses, qui nous demandent le moins d’efforts. C’est ce qui nous pousse à aimer le plus petit dénominateur commun : les vidéos d’humour courtes et les débats de connivence. Par conséquent, nous finissons par considérer comme normale la distorsion du réel provoquée par les choix des algorithmes, qui ne privilégient que ce qui nous est déjà connu ou apprécié. Au point que nous ne percevons pas la plupart des techniques utilisées par l’industrie de l’influence, mis à part les plus grossières. C’est ainsi qu’au lendemain des élections aux États-Unis, un internaute déçu pouvait constater que malgré l’existence de millions d’électeurs de Donald Trump…il n’en connaissait aucun.

Vers une écologie de l’attention

Plus subtil encore que ce ciblage et cet enfermement dans des bulles de filtre, l’économie de l’attention est en train de nous retirer notre « droit à l’ennui ». Plus question de ces moments de vide, d’inaction, qui sont pourtant la source de toute création, de la liberté laissée à notre esprit de divaguer, de rêver éveillé. Il y a toujours une notification, un message, un post pour nous occuper à plein temps. On ne peut pourtant pas construire un monde global démocratique et responsable envers les générations futures sur nos faiblesses, sur notre tendance à nous laisser porter et enfermer dans des rôles ou des idées. Il faut aussi penser à sortir de sa bulle de filtre et regarder l’avenir en face, ce qui ne nous empêche pas de revenir parfois au plus chaleureux, de nous laisser bercer par les programmes ou les échanges des médias sociaux, mais en pleine conscience.

Face à l’économie de l’attention, il est temps de développer une « écologie de l’attention ». Comme toute écologie, celle-ci devra combiner des choix individuels, des pratiques de retrait, de compréhension de la pollution attentionnelle. Et des décisions collectives pour limiter l’emprise que l’appétit de quelques géants va avoir sur nos vies, nos espoirs, nos relations et nos capacités de conduire le monde vers un avenir plus serein.

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