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Usages numériques
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Likez-vous les pratiques numériques des adolescents ?

16.02.2017

Les adolescents ne se séparent plus de leur portable. Si certains parents craignent un usage incontrôlé, il s’avère que les médias sociaux et les applications de messagerie représentent avant tout une nouvelle forme de socialisation.

Pour parodier Saint-Exupéry, on pourrait écrire que le livre C’est compliqué, les liens numériques des adolescents de danah boyd1 est un livre d’adolescents pour les adultes. Cette étude socio-ethnographique, qui cherche à réconcilier les adolescents et leurs parents, est à la fois simple et complexe comme ses principaux acteurs. boyd incite les parents à relativiser et à prendre du recul par rapport à l’usage d’Internet et des médias sociaux (Facebook, Twitter, Snapchat,WhatsApp…) par leurs enfants devenus adolescents. C’est un ouvrage avec un message quasi-universel s’appliquant principalement aux sociétés occidentales : comprenons et accompagnons ensemble et avec bienveillance nos adolescents dans leurs pratiques numériques.

Une anthropologue et des adolescents en Amérique du Nord

danah boyd cherche à comprendre avec sérieux, objectivité et humour les pratiques numériques des adolescents américains. Elle montre que les adolescents sont au centre des discours politiques, médiatiques et parentaux. Seulement, ce discours se construit sans eux. Pour pallier ce manque, elle va à leur rencontre et réalise 166 entretiens recueillis entre 2003 et 2012, actualisés entre 2007 et 2010, auprès d’adolescents et de parents à travers les États-Unis. À ces témoignages (ressentis, inquiétudes, déceptions) s’ajoutent de nombreuses observations (stades, cafés…), des faits divers rapportés par des articles, des données publiques et des expériences personnelles (souvenirs, expériences) concernant les adolescents.

Après avoir défini ce qu’est un média social, elle poursuit en rappelant l’historique d’Internet et en s’intéressant à l’usage des médias sociaux par les adolescents. Ensuite, elle développe sur huit chapitres diverses idées destinées à expliquer aux parents ce que font concrètement leurs enfants sur Internet et les médias sociaux. Ainsi, elle dénonce et fustige plusieurs mythes, plusieurs fantasmes, nuance les risques les plus couramment évoqués (disparition de leur vie privée, addiction en ligne, harcèlement en ligne, mauvaises rencontres -prédateurs sexuels- etc.) et les contextualise. Elle propose de considérer « les médias sociaux comme un espace public dans lequel les adolescents traînent », envisagés comme des flâneurs ou naïfs du numérique qui circulent, discutent, rient, jouent dans des espaces numériques.

Utilisation des médias sociaux des jeunes de moins de 18 ans. Une majorité relative de mineurs utilise avant tout les médias sociaux pour discuter avec leurs amis, et plus d’un tiers s’en sert pour s’informer et suivre l’actualité.

Des labyrinthes numériques complexes expliqués aux adultes

« Pouvez-vous parler à ma mère ? Pouvez-vous lui dire que je ne fais rien de mal sur Internet ? » : cette requête de Mike lors d’un entretien est le fil conducteur de cet ouvrage. Ainsi, boyd devient le médium, étymologiquement l’intermédiaire, entre les adultes et les adolescents. Elle explique de façon factuelle et raisonnée aux parents qu’il faut se débarrasser des peurs et des préjugés si l’on veut comprendre les activités numériques des adolescents et les guider avec bienveillance dans ces rues numériques. Elle l’écrit et ne cesse de le répéter : les médias sociaux utilisés par les adolescents prolongent ce qui est une nécessité pour eux : « avoir des espaces cools pour socialiser ». Elle l’explique en montrant ce que les adolescents faisaient dans les années 1990 dans les centres commerciaux, la rue ou dans les parcs. Aujourd’hui, comme l’explique Boris Cyrulnik dans Télérama2, on socialise moins bien les enfants car ce processus de socialisation ne se définit plus à l’échelle d’un village, d’un quartier.

Ainsi, le fait de traîner avec leurs amis, que ce soit physiquement ou en ligne, est primordial pour les adolescents parce que c’est ainsi qu’ils apprennent la vie sociale. Et ils le font comme leurs aînés en rigolant, en draguant, en se défiant, en se méprisant, en testant leurs limites, en jouant, en se disputant, en s’enthousiasmant, en raillant, en s’évadant, en critiquant, en pastichant, en s’aimant, en se haïssant, en lançant des rumeurs… Aujourd’hui, ils se socialisent avant tout en ligne. Pourquoi ? La thèse de danah boyd est qu’« ils préfèrent Internet au réel ». La plupart des jeunes interrogés le disent : s’ils pouvaient voir leurs amis et traîner avec eux physiquement, ils le feraient. Mais ils ne le peuvent pas ou plus. En vingt ans, sous une double injonction à la fois économique et sécuritaire, les parents américains ont considérablement limité l’autonomie de leurs enfants (la peur de l’extérieur et le danger de l’inconnu a conduit à un cloisonnement plus important et une restriction des déplacements) et surchargent leur emploi du temps (accroissement de la compétition scolaire, charges familiales abusives). N’ayant plus le temps ni l’autorisation de traîner et de flâner, les adolescents le font ou du moins essaient de trouver du temps via Internet et les médias sociaux.

Adults, keep calm…

Cet espace numérique visible inquiète les adultes et surtout les parents d’adolescents. Pour eux, leurs enfants utilisent les médias sociaux en laissant des données personnelles visibles de tous et par tous. Mais pour boyd, ce n’est pas le cas ; les adolescents mettent en place des stratégies pour construire une sphère privée. Bien sûr, les adolescents « créent des lieux cools pour cotoyer des amis et échapper au contrôle des parents ». Les médias sociaux leur permettent notamment de recréer un espace public duquel ils étaient exclus, et qui est désormais centrés sur eux-mêmes. boyd montre que les adolescents choisissent avec soin leurs médias sociaux. Elle cite notamment leur engouement pour Snapchat et ses messages éphémères, leur permettant une nouvelle fois d’échapper à l’intrusion des parents.

Au lieu de contrôler, de juger ou de blâmer, il est préférable de trouver un équilibre numérique réunissant adultes et adolescents.

Même si boyd invite à voir ce qui se passe via Internet et les médias sociaux du point de vue des adolescents, elle prend en compte les craintes des parents. Elle définit, conceptualise et explique les différents risques, peurs, mythes liés à Internet. Et elle les met en contexte, les confronte à des chiffres, des données et des conversations permettant de les relativiser. Au lieu de contrôler, de juger ou de blâmer, il est préférable de trouver un équilibre numérique réunissant adultes et adolescents. Le but de boyd est bien de traquer les généralisations abusives (natifs du numérique, Petite Poucette) reprises par les différents médias pour mieux comprendre les pratiques numériques des adolescents.

Miroir, mon beau miroir…

La manière dont les adolescents gèrent leur vie privée et publique sur les médias sociaux peut différer d’un individu à un autre. Il n’y a pas un adolescent mais des adolescents fréquentant des labyrinthes numériques complexes. boyd souligne d’ailleurs qu’il n’y a pas un accès égal à Internet : « les adolescents sont l’exemple type de la façon complexe dont la technique interagit avec la société. » et cite un des créateurs du web, Vinton Cerf : « Le Net est le miroir de la société. ». Les inégalités sociales et raciales se reproduisent en ligne, où les différences ethniques et leurs difficultés sont aussi présentes. Et puis, les jeunes sont très inégaux devant les réseaux du fait de l’hétérogénéité de leurs conditions d’accès à la technologie, résultant d’un contexte économique, social et culturel préexistant. boyd refuse de « cataloguer » les adolescents en « digital natives » qui auraient un usage naturel voire inné du numérique. Elle remarque et constate qu’ils se heurtent souvent à des difficultés d’appropriation, d’usage, de compréhension, de contextualisation et qu’ils doivent aussi se former et apprendre.

Adultes bienveillants

boyd considère la complexité des dynamiques interpersonnelles des adolescents lors de leurs pratiques numériques et montre combien les adultes sont peu empathiques et peu aidants. Ce livre fait écho à celui d’Anne Cordier Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information (2014). A. Cordier montre que les pratiques informationnelles et communicationnelles des adolescents sont évolutives, profondément dépendantes d’un contexte, à la fois social, culturel et académique. Les adolescents soulignent le plaisir qu’ils ont à être accompagnés par un enseignant à l’écoute de leurs habitudes, soucieux de ne pas créer un fossé trop important entre leurs pratiques ordinaires et les pratiques académiques. Comme boyd, Cordier devient l’ambassadrice des adolescents occidentaux auprès des adultes et insiste aussi sur ce point : il faut considérer avec empathie les pratiques informationnelles non formelles des adolescents, avec une posture bienveillante et ouverte.

Apprenons ensemble à connaître ces lieux et familiarisons-nous avec eux sans contrôle, sans jugement.

Les adolescents décrits par boyd sont donc bien des « flâneurs » multiples du numérique qui empruntent des labyrinthes numériques complexes. Ils fréquentent des espaces numériques qui nous semblent inconnus ; apprenons ensemble à connaître ces lieux et familiarisons-nous avec eux sans contrôle, sans jugement. Les adolescents ont besoin « que nous leur tendions la main », c’est-à-dire avec que nous les accompagnions avec empathie dans leur fréquentation et utilisation raisonnées de ces univers numériques.

Ce qui est en jeu sur Internet et les médias sociaux, c’est bien la structuration de la personnalité, la quête de soi des adolescents. Cette recherche identitaire ne peut se faire qu’à travers l’autre (amis, copains, enseignants ou parents). L’adolescent est inscrit dans l’âge des paradoxes : il veut qu’on s’intéresse à lui et qu’on le laisse tranquille. Nous ne devrions pas oublier que même s’il cherche un espace cool, intime et semi-fermé sur Internet, l’adolescent a besoin de dialoguer avec des adultes et de se confronter à eux. Suivons les conseils de boyd et partageons-les : il est temps d’instaurer un équilibre numérique entre adultes et adolescents.

Ndlr : Dans cet article, danah boyd est orthographié sans majuscule pour respecter le choix de l’auteure.


1 C’est compliqué, les liens numériques des adolescents, Éditions, C&F, Caen, 2016

2 Télérama, N° 3493-3494, P. 8

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