Pouvons-nous sortir de nos cocons numériques ?
Le célèbre écrivain de SF Alain Damasio aime à parler de « technococon », d’autres préfèrent le qualificatif de « bulles » numériques. La technologie nous enferme-t-elle vraiment ? Et si oui, comment en échapper ?
Avant les bulles : les « petites boîtes »
Dès les années 2000, le chercheur canadien Barry Wellman théorise le changement causé par l’irruption d’Internet dans la structure de nos relations sociales à l’aide de la métaphore des « petites boîtes ». Selon lui, nous vivions jusque dans les années 80 dans une société dite de « petites boîtes » (en référence à « Little Boxes », chanson contestataire et classique de la folk des années 60), des univers étanches avec des liens très forts au sein de petites communautés. Puis, toujours selon Wellman, l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux, en permettant une explosion des possibilités de connexions sociales, aurait provoqué la bascule d’une société caractérisée par une petite quantité de « liens forts » vers une nouveau mode d’organisation aux multiples « liens faibles ». Faisant, par la même occasion, voler en éclat nos fameuses « petites boîtes ».
Pourtant, aujourd’hui, la plupart des plateformes sociales (Facebook en tête) n’affichent plus pour ambition de « connecter le monde » comme c’était le cas à leurs débuts mais insistent plutôt sur leur mission de créer des « communautés » Le changement de slogan opéré par Mark Zuckerberg en 2017 est à ce titre révélateur : l’ambitieux « Making the world more open and connected » a laissé place au plus doux « Give people the power to build communities and bring the world closer together ». Plus question donc, de connecter à tort et à travers, mais plutôt de solidifier des espaces clos au sein desquels les utilisateurs se sentent à leur aise.
Les « bulles de filtres » : fable ou réalité ?
En parallèle de ce retour en force des communautés, l’analyse en termes de bulles s’est généralisée pour illustrer la manière dont les réseaux nous enferment. Il y a pile dix ans, l’activiste Eli Pariser parlait pour la première fois dans un célèbre TED Talk de « bulles de filtres », expliquant par là que les algorithmes des réseaux sociaux nous emprisonnent dans nos certitudes. En ligne, nous évoluerions dans une bulle informationnelle qui nous expose exclusivement à des opinions que l’on partage déjà (à savoir, pour l’illustrer simplement, des contenus de gauche si vous êtes de gauche, des contenus de droite si vous êtes de droite). Depuis, l’expression est régulièrement convoquée pour expliquer tout un tas de travers contemporains allant de la polarisation des idées jusqu’au complotisme, en passant par les fake news. Les bulles de filtres expliqueraient alors notre incapacité à envisager la complexité du monde.
Mais c’est sans compter que cette analyse en termes de « bulles » ne récolte plus franchement les vivats de la communauté académique. Une étude réalisée par l’universitaire Richard Fletcher a notamment nuancé cette analyse en avançant plusieurs arguments : tout d’abord, la télévision demeure le principal canal d’information, loin devant les réseaux sociaux, ce qui relativise la portée réelle des bulles informationnelles que l’on pourrait y trouver. Et surtout, cette même étude conclut que les gens qui s’informent sur les réseaux sociaux ont tendance à être exposés à une plus grande variété de sources que ceux qui s’informent ailleurs (eh oui !). L’analyse en termes de « bulles de filtres » est-elle alors encore opérante ?
Les « bulles de goûts » et la curiosité algorithmique
Mais au-delà des opinions politiques, existe-t-il des « bulles de goût » ? Nos choix en matière de divertissement ont pour beaucoup été relégués aux algorithmes. Et les plateformes comme Netflix, Spotify ou même Youtube ont la fâcheuse tendance à digérer ce qu’on a déjà ingéré pour suggérer des contenus similaires (vous aimez les comédies romantiques ? En voici cinq autres !). À chaque choix de film, série, musique, elles se chargent de décortiquer nos habitudes pour déterminer les contenus les plus propices à prolonger notre engagement au sein de leurs interfaces. Quitte à nous piéger dans un vortex infernal de rom-coms à petit budget. Comment faire alors pour musarder et se laisser surprendre par des contenus originaux ? Autrement dit : comment errer en terrain inconnu ?
À l’échelle individuelle, qu’il s’agisse de l’information en ligne ou de découvertes culturelles, plusieurs pistes peuvent être explorées afin de sortir de son cocon numérique. Il peut, par exemple, s’agir de suivre sur les réseaux sociaux des personnalités avec lesquelles nous sommes fondamentalement en désaccord, afin de se confronter à un spectre politique le plus large possible. Des médias en ligne, comme Buzzfeed, ont également testé des fonctionnalités afin d’exposer leurs lecteurs à des contenus radicalement différents de ceux auxquels ils étaient habitués. En matière de divertissement, le New York Times recommande de raviver notre curiosité en mettant en place quelques bonnes pratiques, comme celle de s’en tenir aux playlists réalisées par des humains ou de désactiver les fonctionnalités de lecture automatique (quand c’est possible). Dans un article de Wired, le professeur en informatique Peter Knees propose lui de « creuser la longue traîne » de Spotify (moins poussée par son algorithme de recommandation), ou même de changer radicalement la logique de recommandation musicale, en la basant sur « les propriétés du son » (instrumentalité, tempo, etc.) et non sur ses propriétés culturelles. Voire carrément, d’appliquer la politique de la terre brûlée et de « créer un nouveau compte, pour l’entraîner à partir d’une base tout à fait différente ». En clair, de remettre les compteurs à zéro… Alors, on efface tout et on recommence ?
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