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Reconnaissance faciale dans les lycées : la fin justifie-t-elle les moyens ?

13.12.2019

Deux expérimentations d’utilisation de la reconnaissance faciale à l’entrée d’établissements scolaires ont reçu un avis défavorable de la CNIL. Le prix de cette technologie en matière d’éthique et de liberté individuelle est-il trop important ?

L’opposition du gendarme de la protection des données

L’expérimentation de la reconnaissance faciale à l’entrée des établissements scolaires en France a tourné court, mais cela a été suffisant pour soulever bon nombre d’inquiétudes. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a rendu son avis fin octobre sur l’expérimentation menée par la région Provences Alpes Côte d’Azur dans deux lycées, un à Nice et un à Marseille.

« Ce dispositif concernant des élèves, pour la plupart mineurs, dans le seul but de fluidifier et de sécuriser les accès n’apparaît ni nécessaire, ni proportionné pour atteindre ces finalités », écrit la Cnil pour justifier son opposition au dispositif.

Souhaitant respecter l’avis de la CNIL, la région PACA, avec à sa tête Renaud Muselier, a donc décidé de cesser l’expérimentation. L’idée était donc de placer des portiques dotés d’une technologie de reconnaissance faciale à l’entrée des deux établissements.

Les portiques auraient alors reconnu les élèves de l’établissement grâce à leur photo déjà préenregistrée. L’objectif annoncé : améliorer la fluidité à l’entrée des bâtiments et garantir la sécurité des enfants. Le conseil régional de Paca a prévu de retenter l’expérience, probablement avec une meilleure préparation au niveau légal.

Car, en effet, les arguments utilisés par la CNIL renvoient au seul texte de loi existant sur la question des données personnelles : la loi informatique et libertés, issue du règlement européen RGPD entré en vigueur en mai 2018.

Ce texte visant à renforcer la protection des données personnelles, l’un de ses grands principes est la « proportionnalité et la minimisation des données », comme le rappelle la CNIL. En l’occurrence, l’organisme considère que l’objectif de fluidification et de sécurisation de l’entrée des établissements scolaires était parfaitement réalisable avec des dispositifs moins intrusifs, tels que le badge par exemple.

Le RGPD conditionne en outre l’utilisation des données personnelles d’un usager à son consentement explicite ou à la réalisation d’une mission d’intérêt public. Dans le cadre des expérimentations dans le sud de la France, le consentement était demandé aux élèves de l’établissement au préalable. « Hormis le cas de la protection des intérêts vitaux des personnes ou d’un intérêt public particulier, le consentement est la seule base légale disponible pour la mise en œuvre de la reconnaissance faciale », souligne Michel Leclerc, associé du cabinet Parallel Avocats .

Or, le fait de conditionner l’accès à l’établissement à l’acceptation de la reconnaissance faciale, et donc de l’utilisation des données, est contraire au principe même d’un consentement libre. Un dispositif qui fonctionnerait ainsi ne pourrait donc pas se fonder valablement sur le consentement.

Garder l’humain au cœur de l’éducation

« En quoi un humain serait moins efficace que la reconnaissance faciale pour effectuer cette mission de contrôle ? », s’interroge Martin Drago, juriste et membre de la Quadrature du net, association de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet.

Il poursuit : « La reconnaissance faciale ne sera jamais ni nécessaire, ni proportionnée » pour cette mission. C’est le premier argument, et la principale arme de l’association contre l’utilisation de cette technologie dans les écoles au cours des prochains mois.

La Quadrature du net est en première ligne sur le sujet : elle a lancé dès le printemps une action contre les expérimentations dans le sud de la France, conjointement avec la Ligue des Droits de l’Homme, CGT Educ’Action des Alpes-Maritimes et la Fédération des Conseils de Parents d’Élèves des écoles publiques des Alpes-Maritimes.

En ce qui concerne le motif d’intérêt public, on entre là dans le coeur du débat concernant l’utilisation de la reconnaissance faciale, présentée comme un moyen de garantir la sécurité des enfants. Le motif d’intérêt public est utilisé par l’Etat lorsqu’il a commencé à développer son application Alicem (Authentification en ligne certifiée sur mobile), qui permet aux utilisateurs de s’identifier, via la reconnaissance faciale, sur leur smartphone pour accéder à certains services publics en ligne.

Dans le cadre de la reconnaissance faciale dans les écoles, le motif d’intérêt public n’est pas contestable dans la fin poursuivie - la sécurité des enfants et adolescents - mais plutôt dans les moyens employés, jugés très intrusifs. Moyens qui ne seraient, qui plus est, pas plus efficaces que les autres moyens précédemment cités (badges, surveillant, etc.) pour fluidifier et sécuriser l’entrée dans le bâtiment.

Rendre les jeunes responsables de leurs données personnelles

Car le prix à payer en matière de données personnelles est des plus conséquents. Des données aussi sensibles que le visage de centaines de personnes pourrait se voir confier aux services publics, de la région en l’occurrence, mais aussi potentiellement de l’Etat.

« L’Etat s’appuie très régulièrement sur de « bonnes intentions » (la sécurité) pour justifier la mise en œuvre de dispositifs portant atteinte aux libertés individuelles. Rappelons que l’Etat est une entité désincarnée sur laquelle tout contrôle devient très difficile une fois que les individus lui ont confié une part de leurs libertés », alerte Michel Leclerc, qui reste « toujours très vigilant quand l’administration a accès à des données sensibles ».

Face au soupçon de surveillance généralisée, Martin Drago alerte lui-aussi sur la nécessité de garantir la « sécurité contre l’Etat » aux citoyens, à savoir « sa capacité à se prémunir contre une éventuelle oppression étatique ».

Le juriste pour la Quadrature du net craint aussi qu’un tel dispositif entraîne « un risque de banalisation auprès des mineurs », qui se verraient confrontés très jeune à la reconnaissance faciale. Michel Leclerc, associé du cabinet Parallel Avocats, ajoute une note d’optimisme au débat : « La reconnaissance faciale est un sujet très sensible mais le public a de plus en plus conscience des enjeux. On commence donc à se poser des questions en tant que société. L’hygiène numérique est en train de faire son chemin. »

Cette technologie encore émergente fait débat, y compris aux Etats-Unis. Conscientes des potentielles dérives, plusieurs villes américaines, dont San Francisco, ont interdit l’utilisation de la reconnaissance faciale par la police et les services administratifs courant 2019. En France, une instance de supervision et d’évaluation de la reconnaissance faciale devrait bientôt être créée, comme l’a annoncé le secrétaire d’Etat au numérique Cédric O dans les colonnes du Monde en octobre dernier.

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