Sommes-nous condamnés à « doomscroller » ?
Ces derniers mois, un mal étrange a rongé toute une partie de l’humanité : celui de consulter frénétiquement sur ses écrans des informations exclusivement négatives. Ce mal a un nom : bienvenue dans l’ère du « doomscrolling ».
Depuis huit mois maintenant, notre quotidien a la fâcheuse tendance à se répéter, inlassablement. Chaque soirée s’achève comme la journée a commencé : dans un flux continu de nouvelles, a priori plutôt mauvaises, ingéré en passant d’un écran à l’autre - téléphone, tablette, ordinateur portable, télévision. Dans une recherche désespérée de clarté, nous sommes nombreux à faire défiler, résignés, une cascade d’informations toutes plus désastreuses les unes que les autres sur nos écrans, de préférence avant de nous coucher, effaçant par la même occasion tout espoir d’une bonne nuit de sommeil. Comment sortir de ce vortex infernal ?
Scroller jusqu’aux abysses…
Cette pratique consistant à parcourir sans relâche les réseaux sociaux et à engloutir sans fin des informations exclusivement négatives a désormais un nom : le doomscrolling. Trouvant son origine sur Twitter en 2018, pour Ariane Ling, chercheuse en psychiatrie à l’université de New York, il fait référence à « l’acte de faire défiler sans fin ses applications d’information, Twitter et les réseaux sociaux et d’y consulter des mauvaises nouvelles »1. Et que ce soit la pandémie (évidemment) mais aussi le terrorisme, les catastrophes naturelles (incendies en Californie, en Australie, l’ouragan Iota), la crise économique ou encore les vidéos de violences policières : 2020 nous aura apporté son lot d’occasions propices à nous désespérer, nous énerver, nous indigner mais avant toute chose… à nous faire scroller ! Pourtant, vous vous en doutez, le passage en revue systématique de toute l’actualité sur des faits en grande majorité négatifs, dont les circonstances échappent par ailleurs en grande partie à notre contrôle n’est a priori pas le meilleur outil pour doper notre moral (et, a fortiori encore moins si c’est fait à 1h de matin, au lit).
Si l’on peut bien sûr accuser les algorithmes de recommandation de nos chers réseaux sociaux d’en être à l’origine – leur design n’arrange rien, il faut bien l’admettre – cette accoutumance compulsive à des informations négatives s’avère pourtant bien plus complexe. Selon la professeure de psychologie clinique Mary McNaughton-Cassill, nous serions prédisposés à accorder plus d’attention aux informations négatives qu’aux informations positives, car notre cerveau serait instinctivement à l’affût de potentiels dangers2. Qui plus est, nous vivons une période où chaque nouvel article, flash info ou tweet a le pouvoir de nous communiquer des informations cruciales ayant un effet direct sur nos vies. Le moment que nous vivons encourage donc une forme d’hypervigilance et nous sommes logiquement à la recherche d’informations dans l’espoir de trouver une réponse, un moyen de reprendre le contrôle. En bref, les circonstances actuelles, notre tendance à privilégier le négatif, ainsi que les algorithmes des réseaux sociaux, rendent le doomscrolling (et ses conséquences) presque inévitables.
Le syndrome du grand méchant monde
Ce phénomène n’est pourtant pas nouveau. Dans les années 70 déjà, le sociologue américano-hongrois George Gerbner pointait du doigt le syndrome du grand méchant monde (en VO, « Mean World Syndrome »). Étudiant l’impact de la télévision sur la société américaine, ses recherches ont révélé que les gens qui regardent beaucoup la télévision (« heavy viewers ») ont tendance à considérer le monde comme plus impitoyable, effrayant et dangereux qu’il ne l’est en réalité. Et le doomscrooling peut entraîner les mêmes effets à long terme sur la santé mentale : absorber quotidiennement tout le chaos du monde nous rend plus enclins à une vision anxiogène, et conduit, in fine, à un plus haut niveau de stress. Alors, comment guérir ce mal du siècle ? En Suisse, voilà 10 ans qu’a ouvert une clinique pour « guérir les accros d’info »3. Mais en attendant d’être tous hospitalisés, quelques petites actions à faire pour regarder moins d’atrocités en boucle sont accessibles : fixer des horaires pour consulter les informations, désactiver ses notifications, vérifier périodiquement la raison pour laquelle vous avez ouvert votre téléphone (ai-je trouvé l’information que je cherchais ? Si oui, je n’ai plus besoin de le consulter), prendre des actions pour ne pas demeurer passif face à un défilement d’informations révoltantes (s’engager en ligne, apporter son soutien, etc). Car si s’informer est essentiel, s’assommer volontairement d’un tourbillon de négativité n’est, de prime abord, bénéfique pour personne.
Gleefreshing : la lumière au bout du tunnel ?
La découverte d’un vaccin, la défaite de Donald Trump : si vous avez suivi ces informations compulsivement avec anticipation plutôt qu’avec crainte, si vous avez frénétiquement envoyé des mèmes sur Pfizer ou visionné en boucle des vidéos d’explosion de joie dans les rues de Philadelphie, alors vous avez été atteint de « gleefreshing », soit l’exact inverse du doomscrolling4. Il y a même un peu de « schadenfreude » dans notre consommation récente des réseaux sociaux, ce terme allemand qui désigne la joie éprouvée devant le malheur des autres (la joie de constater la mine défaite de Donald Trump au lendemain de l’annonce de la victoire de Joe Biden, par exemple). Car si la pandémie est loin d’avoir cessé, que le réchauffement climatique promet son lot de défis à venir et qu’une vague de pauvreté s’abat sur l’Europe, profitons des bonnes nouvelles tant qu’elles arrivent… Et prions très fort pour que 2021 soit l’année du gleefreshing.
1 « Doomscrolling Isn’t Helping Our Well Being Warn Experts » , Forbes, Septembre 2020
2 « Doomscrolling: Why We Just Can’t Look Away », Wall Street journal, Juin 2020
3 « Une “clinique” pour guérir les accros d’info », L’Express, Avril 2011
4 « We’re No Longer Doomscrolling. Now We’re Gleefreshing », Slate, Novembre 2020
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