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Risques numériques
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Survivalistes technophiles : l'ultime cynisme ?

05.10.2018

Des milliardaires de la Silicon Valley prennent leurs dispositions pour survivre en cas d’apocalypse, tout en construisant l’avenir de leurs startups technologiques. Décryptage d’une posture paradoxale.

La journée, ces pontes de la Silicon Valley construisent l’avenir en travaillant à l’essor d’une startup au succès planétaire, ou en finançant d’autres entreprises innovantes. Le soir, ces milliardaires et cadres aisés achètent un bunker sur un terrain privé hautement sécurisé en prévision de l’effondrement du monde.

Ils s’appellent Peter Thiel (cofondateur de Paypal et investisseur historique de Facebook, âgé de 50 ans), Antonio Garcia Martinez (ancien cadre de Facebook, âgé de 42 ans), Steve Huffman (co-fondateur et PDG du site de partage de contenus Reddit, âgé de 34 ans) ou encore Marvin Liao (investisseur chez 500 Startups et ancien cadre de Yahoo!), et font partie -selon les révélations du *New Yorker*- des néosurvivalistes : aussi appelés « preppers », ils sont convaincus de l’imminence d’une catastrophe majeure à l’échelle de l’humanité et affûtent leurs techniques de survie pour être prêts le jour J.

Cette communauté compterait 1 million d’adeptes aux Etats-Unis et 100.000 à 150.000 en France, selon les organisateurs du premier salon du survivalisme, organisé à Paris en mars 2018. Ils s’aguerrissent à toutes les situations d’urgence en développant leurs compétences de vie en autonomie : stock de nourriture, installation de groupes électrogènes et de panneaux solaires, voire achats d’armes.

Se former à la survie grâce aux réseaux sociaux

Contrairement aux pionniers de ce courant, apparu au début du XXe siècle, qui se réfugiaient dans l’isolationnisme pour se protéger, les survivalistes contemporains -depuis les années 1970- misent eux sur la solidarité et l’entraide. Contrairement à leurs aînés, ils n’excluent pas la technologie de leurs dispositifs d’action. Au contraire, les réseaux sociaux leur permettent de partager des tutoriels vidéos et de nouer des liens avec d’autres survivalistes de par le monde.

« Discret mais déterminé, le mouvement survivaliste s’amplifie dans les pays développés jour après jour », écrit Bertrand Vidal, sociologue à l’Université de Montpellier et spécialiste du mouvement survivaliste, dans son étude Survivre au désastre et se préparer au pire (2012). Il constate un retour en force du survivalisme depuis les années 2000, avec « plus de 496 000 activités et sujets » sur ce thème recensés par Google Blogs en 2011, dont certains attiraient « plus de 5000 visiteurs par jour ».

« Si au départ l’on pouvait dire qu’il existe une unique population survivaliste qui pouvait se définir racialement, politiquement, économiquement et autres, aujourd’hui le mouvement est protéiforme, multiple, transgénérationnel. Tout le monde peut, un jour, devenir survivaliste », conclut Bertrand Vidal. Dans un entretien au magazine Usbek & Rica publié en juin 2018, il soulignait toutefois que « le survivalisme est un loisir de nantis ».

Des équipements vendus pour quelques euros… ou plusieurs millions de dollars

Seuls quelques privilégiés peuvent en effet s’offrir une résidence de secours adaptée, comme celles construites dans des espaces hyper sécurisés par Luxury Survival Condo Projects, l’entreprise du promoteur américain Larry Hall.

Il fallait débourser au minimum 3 millions de dollars pour acquérir l’un des 12 appartements de luxe dans la forteresse conçue dans un ancien silo à grains souterrain au Kansas, avec la promesse de conserver leur qualité de vie en cas de crise : une piscine, une bibliothèque, des saunas, un mur d’escalade et une salle de classe avec des programmes éducatifs enregistrés attendent d’ores et déjà les éventuels réfugiés.

Mais la plupart des survivalistes s’équipent à moindre frais en achetant leur nécessaire sur le web. De nombreuses boutiques en ligne dédiées proposent ainsi des filtres purificateurs d’eau, des kits de survie complets (avec des options telles que « survie en forêt » ou « le kit de Bear Grylls », l’aventurier de l’émission télévisée Man vs. Wild) ou encore des panneaux solaires pour quelques dizaines d’euros.

L’activité fait florès : l’entreprise unipersonnelle alsacienne Sphère Évasion, qui pilote le site survivre.com, a ainsi réalisé 166 000 euros de chiffre d’affaires en 2015.

Les yeux rivés sur « l’horloge de l’Apocalypse »

Les survivalistes accélèrent leurs préparatifs car le péril se rapproche, selon le Bulletin des scientifiques de l’atome. Cette organisation non gouvernementale qui étudie les risques d’un cataclysme majeur pour l’humanité depuis 1947 représente l’imminence du danger grâce à son « horloge de l’Apocalypse » -l’heure de la catastrophe étant fixée à minuit.

Or, lors de la mise à jour annuelle de cet indicateur en janvier dernier, elle a avancé la position des aiguilles de 30 secondes : il est désormais minuit moins deux minutes à son cadran. L’humanité n’avait plus été aussi proche du désastre potentiel depuis 1953 quand, en pleine guerre froide, les Etats-Unis développaient une bombe à hydrogène capable d’engendrer un drame nucléaire pire que ceux d’Hiroshima et de Nagasaki.

Cette année, le Bulletin des scientifiques de l’atome justifie l’avancement des aiguilles de l’horloge de l’Apocalypse par la montée de risques multiples : l’accroissement des inégalités économiques et le changement climatique, mais aussi les progrès de l’intelligence artificielle. Dans ce domaine, la menace ne viendrait pas tant d’éventuels robots tueurs que des destructions massives d’emplois du fait de l’automatisation.

Antonio Garcia Martinez, l’ancien cadre de Facebook qui vit désormais reclus sur un bateau naviguant près de l’île d’Orcas, à quelques encablures de Vancouver et de Seattle, confiait ainsi à la BBC que « l’automatisation et l’intelligence artificielle vont faire disparaître près de la moitié des emplois des Américains d’ici 20 à 30 ans ». Une étude du cabinet PwC menée au Royaume-Uni et publiée en juillet dernier tempère ce constat, estimant que l’intelligence artificielle créera autant d’emplois qu’elle n’en détruira.

Mais Antonio Garcia Martinez privilégie pour sa part les prophéties des survivalistes de la Silicon Valley : « cela paraîtra horriblement pompeux, mais je pense que les gens qui travaillent dans l’innovation technologique à San Francisco vivent non seulement dans un avenir technique, mais aussi dans le futur tel qu’il sera au niveau social et économique. La plupart des gens ne réalisent pas les changements dramatiques qui se profilent dans la société… nous, si. »

Et en toute conscience, les « techies » préfèrent se préparer au choc tout en continuant d’oeuvrer pour la transformation technologique, plutôt que d’en questionner l’utilité ou la gouvernance. L’avenir déterminera si ces prophètes de la post-modernité étaient des visionnaires ou des angoissés. Mais ils sont dès à présent et sans nul doute les cyniques 3.0.

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