Le mythe des digital natives : un frein à l’éducation au numérique
Elevées au milieu des ordinateurs, d’Internet et des smartphones, les jeunes générations auraient un usage inné de ces outils. Mais ce mythe trompeur nuit à une réelle éducation au numérique et masque la diversité des pratiques.
« C’est fou, on leur met une tablette entre les mains, et ils savent tout de suite quoi en faire ! ». Qui n’a jamais entendu cette phrase, d’un parent ou d’un adulte, émerveillé devant les capacités d’un enfant devant un écran. Parce qu’ils seraient tombés dedans tout petit, les jeunes nés avec ces technologies auraient une maitrise innée du numérique. Ce concept, c’est celui des digital natives, théorisé et popularisé en 2001 par un journaliste américain, Mark Prensky1. Selon lui, naitre dans une époque où les outils numériques sont omniprésents modifient la façon d’agir et d’apprendre. Cette idée très médiatique a conduit à des affirmations telles que si les jeunes sont « naturellement » compétents, ils n’ont pas besoin d’apprendre, ou encore les générations aînées, celles qui ne sont pas des digital natives, ne sont pas en position de transmettre le savoir sur ce sujet. Sauf que c’est faux et néfaste.
Le complexe d’Obélix
Non, grandir avec le numérique ne suffit pas à en maitriser les usages. Cette idée, c’est ce que le sociologue Pascal Plantard appelle le « complexe d’Obélix »2. Il explique que ce n’est parce que les enfants ont accès très tôt à des outils numériques qu’ils n’ont pas besoin d’être formés à leurs usages. Déjà, parce que les utilisations sont diverses, liées au milieu social, à l’équipement personnel ou encore aux pratiques des parents. L’enseignement à distance, imposé par le confinement du printemps 2020, a mis en lumière les inégalités entre les élèves. La fracture numérique se définit moins par le taux d’équipement désormais très élevé – 91 % des 12-17 ans possèdent un ordinateur à la maison et 90 % un smartphone3 - que par les usages. Dans son livre blanc « Contre l’illectronisme » de 2019, le Syndicat de la presse sociale explique que « si les plus jeunes manient Internet pour des activités ludiques, comme les réseaux sociaux, leurs compétences dans d’autres sphères sont bien plus limitées ».
Des pratiques numériques inégales
Envoyer une pièce jointe par mail, rechercher des informations sur Internet, utiliser une plateforme numérique pour s’inscrire sont autant de pratiques face auxquelles les plus jeunes peuvent se sentir désemparés. Des enseignants se sont ainsi retrouvés face à des adolescents devant imprimer leur document Word, pour le prendre en photo avant de l’envoyer par mail. Si, sur le coup, la méthode amuse, elle est révélatrice de l’absence de certaines compétences digitales. Une étude sociologique réalisée pendant le confinement sur l’école à la maison a relevé que 45 % des parents de milieux favorisés se sentaient tout à fait capables de répondre aux exigences techniques numériques contre seulement 31 % dans les classes populaires. Si les parents se sentent souvent dépassés par l’usage de Tik Tok ou l’attrait de leurs ados pour les vidéos YouTube, ce sont toujours eux qui aident à la mise en forme de l’exposé, participent aux recherches internet pour le devoir, ou aident à l’envoi d’une candidature pour un stage. Utiliser les outils numériques ne signifie pas les maitriser.
L’éducation au numérique : une nécessité
Du côté des chercheurs, le mythe des digital natives a depuis longtemps été remis en cause. Mark Prensky, lui-même, en est revenu4. Pourtant, l’idée demeure et fait oublier le nécessaire travail de transmission des adultes. Pour Anne Cordier, enseignante-chercheuse en sciences de l’information et de la communication, cette croyance a mené à une sorte de « démission pédagogique »5. Or la responsabilité de l’école reste de réduire les inégalités sociales, notamment en matière de numérique. Comme dit précédemment, avoir un ordinateur ne signifie pas savoir quoi en faire. Mais pour la chercheuse, le rôle des enseignants est de donner une culture numérique. De son côté, Caroline Vincent, maitresse conférence en sciences de l’éducation et en sciences du langage, explique que les enseignants doivent trouver leur place dans cette transmission des savoirs numériques. L’enseignant s’inscrit, selon elle, dans un triangle entre l’élève et les ressources numériques. Bien sûr, il faut apprendre à copier-coller un texte ou faire des démarches en ligne, mais c’est en comprenant comment s’organise Internet, la hiérarchisation des résultats sur Google ou encore le fonctionnement des algorithmes des réseaux sociaux, que les plus jeunes développent leur esprit critique et leurs compétences numériques. C’est ainsi qu’ils apprendront à le maitriser et arrêteront de le subir. Et ça, ça n’a rien d’inné.
1 Prensky Marc (2001), « Digital natives, digital immigrants », in On the Horizon, vol. 9, no 5, p. 1-6.
2 Plantard Pascal, « Les “digital natives” ou le complexe d’Obélix », Le Monde, 9 novembre 2018.
3 Baromètre du numérique 2019 : https://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/rapport-barometre-num-2019.pdf
4 « Quand Marc Prensky enterre trop vite les digital natives », Jean-François Cerisier - Enseignant-chercheur en Sciences de l’Information et de la communication à l’Université de Poitiers, avril 2012
5 Anne Cordier, Grandir connectés : Les adolescents et la recherche d’information, 2015
L’éveil culturel et artistique passe aussi par le numérique
On a souvent tendance à opposer le numérique et la culture. Pourtant, la digitalisation des contenus culturels et les technologies numériques permettent de développer de nouvelles pratiques et de toucher de nouveaux publics à condition de les accompagner !
Depuis le confinement du printemps 2020, les contenus culturels semblent avoir envahi le web. Expositions, théâtre, concerts, musées, les recommandations sont infinies et circulent à toute vitesse dans les médias et sur les réseaux sociaux. Mais, si la crise sanitaire a accéléré leur diffusion, il existe pourtant depuis des années d’importantes ressources culturelles en ligne, souvent méconnues du grand public. En effet, la culture et le numérique n’ont de cesse d’être mis en opposition. Bien souvent, dans l’opinion publique, une pratique culturelle, quelle qu’elle soit, ne peut se faire de manière virtuelle, notamment parce que le numérique se résume souvent aux écrans. Citée dans un article de The Conversation, la psychologue Sophie Marinopoulos insiste pour ne pas mettre les écrans et la culture dos-à-dos. Les outils numériques font désormais partie de l’environnement dans lequel les enfants grandissent. Chercher à les bannir de leur vie serait contre-productif, d’autant qu’ils peuvent participer au développement, notamment culturel, des plus jeunes. Ce qui est reproché aux écrans - et donc au numérique par extension - c’est la passivité des enfants, le manque d’interaction et de manipulation pour les plus petits. Les adultes, et notamment les parents, sont régulièrement suspectés de coller leurs enfants devant les écrans, les laissant seuls, captivés et le cerveau en pause. Comment peuvent-ils s’éveiller culturellement et artistiquement ? Mais si vous leur mettez un livre entre les mains, dans une famille qui ne lit pas ou n’en a pas la culture, l’effet sera le même, explique encore Sophie Marinopoulos dans une interview pour Télérama. L’exemple se décline à l’infini, pour une visite de musée, une pièce de théâtre, une exposition…
Des ressources culturelles ludiques, interactives et virtuelles
Tout est question de lien et de transmission, peu importe les supports. Il existe, aujourd’hui, de très nombreux éditeurs de contenus numériques qui travaillent dans ce sens. Ils réfléchissent à de nouvelles interfaces, de nouveaux objets pour faire du numérique un support de l’éveil culturel et artistique. Marion Voillot, designer, doctorante au CRI, en évoque plusieurs dans un article de The Conversation et encore plus dans le MOOC « La petite culture numérique ». Par exemple, Sonic Solveig, un éditeur numérique de musiques interactives, propose des expériences immersives et transmédias pour découvrir les plus belles voix du jazz ou encore l’opéra au travers d’une application. De son côté, la start-up OVAOM propose aux plus jeunes de manipuler des instruments de musique numériques et de stimuler leurs concentration et motricité grâce à des objets connectés. Il y a aussi la maison d’édition Volumique qui propose des jeux ou des contes sur écran, dans lesquels l’enfant interagit grâce à des pliages en papier réalisés au préalable. On peut encore évoquer l’application Wakatoon, qui permet de colorier des images qui s’animent ensuite grâce à un système de reconnaissance sur l’appareil photo de la tablette ou les causeuses électroniques qui proposent une interface conversationnelle. La liste n’est absolument pas exhaustive, mais permet déjà de se rendre compte que tous ces éditeurs misent sur un numérique interactif, sans écran, dans lequel on met les mains, offrant aux enfants différentes expériences culturelles.
Pour les plus grands, les adolescents, là aussi les possibilités sont infinies. La crise sanitaire aura eu le mérite de les faire connaître et de les regrouper. Sous le #culturecheznous, le ministère de la Culture a recensé une offre exceptionnelle de ressources, notamment pour les adolescents. Par exemple, la Cité de Sciences a créé un parcours Sur les pas de Darwin pour lequel sont proposées des manipulations interactives. Il faut par exemple déplacer les différentes espèces recensées par Darwin dans les Îles Galapagos et comprendre les interactions du milieu. Le département de l’Ille-et-Vilaine a créé un docgame dédié à la première guerre mondiale, qui s’apparente à un escape game. Le musée Granet d’Aix-en-Provence a lui créé plusieurs « jeux des erreurs » à télécharger pour découvrir différents tableaux. A l’inverse, des outils cités précédemment, ces ressources sont gratuites, accessibles n’importe quand, n’importe où.
La médiation des adultes
Internet permet aujourd’hui d’avoir librement accès à un large champ de connaissances. Que l’on évoque les dispositifs interactifs, les objets connectés ou les ressources virtuelles, tous sont liés par la même nécessité : la médiation des adultes. Jamais un enfant n’ira télécharger une application de coloriage si on ne la lui suggère pas, tout comme jamais un adolescent n’ira se plonger dans un jeu animé sur la ville de Rennes si on ne l’y invite pas. Et c’est la même chose pour aller au théâtre ou visiter un musée, le lien et les interactions sont indispensables. Comme l’évoque Olivier Masson-Halimi, chargé de mission MIDELCA et interrogé dans le MOOC « La petite culture numérique », il faut différencier l’activité des modalités d’usage : l’enfant est-il seul ? Sur une tablette en groupe ? Dans une médiathèque, à l’école, avec les parents ? Quel est l’outil, le support utilisé ? Dès lors, le numérique n’est qu’un support de l’éveil culturel et artistique. Par ses contenus, il peut amener de nouveaux publics à découvrir le théâtre, l’opéra ou les musées.
Bien sûr, ces outils et ces interfaces nécessitent des moyens financiers et culturels, et la fracture numérique est une réalité, tant dans l’accès que dans les compétences. Mais c’est justement là que l’école a un rôle à jouer. Équiper les établissements scolaires de manière suffisante ne signifie pas seulement fournir des tablettes, mais des outils qui permettent de mieux se saisir du potentiel du numérique et d’accéder à ces contenus culturels. Le défi est donc désormais d’encourager ces interactions, et les adultes, enseignants, parents, animateurs, éducateurs, à se poser
L’apprentissage par le numérique, ça s’apprend
Que ce soit à l’école ou à la maison, l’apprentissage avec le numérique questionne et crispe. Trop souvent, le débat est réduit à celui des écrans, et surtout, fait oublier qu’utiliser le numérique dans l’enseignement, ça s’apprend.
A la sortie du premier confinement, et dans l’année scolaire qui a suivi, l’enseignement à distance a beaucoup été questionné et critiqué. Souvent, il a été question des outils, des problèmes techniques et du temps passé devant les écrans par les petits et les grands. Et c’est vrai que, au printemps 2020 comme 2021, les bugs ont été nombreux et compliqué l’enseignement à distance. Pourtant, à ne parler que des outils numériques, on en oublierait presqu’un enjeu majeur : apprendre, et encore plus faire apprendre avec le numérique, ce n’est pas inné. Tout comme les digital native n’existent pas et nécessitent une éducation au numérique, cet enseignement dit à distance implique d’être formé. Car il ne s’agit pas seulement d’allumer un ordinateur et branche une caméra - encore une question d’outils - pour faire cours à distance et capter l’attention de ses élèves, quel que soit leur âge et leur niveau.
Littératie numérique : les clés du monde futur
Vidéos, podcasts, blogs, sites interactifs, applications, de nombreux enseignants ont redoublé d’efforts pour tester de nouvelles pratiques pédagogiques, et surtout, les adapter au numérique. M@rsouin, un groupement d’Intérêt Scientifique, a mené une enquête sur l’usage du numérique dans l’enseignement depuis le premier confinement . Les chercheurs ont tiré comme premières conclusions que les 3/4 des enseignants ont pratiqué un numérique élaboré, dépassement le seul usage de l’ENT par exemple, pour ne pas perdre leurs élèves, contre 1/4 avant le premier confinement. Pour se faire, ils souvent dû s’auto-former, chercher des tutos, observer le travail de collègues, demander à des proches un coup de main, et surtout, apprendre quoi et comment le transmettre. C’est tout l’enjeu de la littératie numérique, concept très utilisé chez les Anglo-Saxons, beaucoup en France. Selon le Centre canadien d’éducation aux médias et de littératie numérique, Habilo Médias, la littératie numérique « n’est pas une catégorie technique qui décrit un niveau fonctionnel minimal de compétences technologiques, mais plutôt une vaste capacité de participer à une société qui utilise la technologie des communications numériques dans les milieux de travail, au gouvernement, en éducation, dans les domaines culturels, dans les espaces civiques, dans les foyers et dans les loisirs » . L’objectif est donc de travailler à l’acquisition d’une culture numérique pour « donner à tous les citoyens les clés du monde futur qui sera encore bien plus numérique » selon l’Académie des Sciences française. Pour rendre le concept plus pratique, Habilo Médias s’appuie sur trois principes, utiliser, comprendre et créer, qui forment la base de la littératie numérique pour les écoles canadiennes. Des ressources pédagogiques sont proposées en fonction des niveaux scolaires pour aborder les questions d’éthiques, de vie privée, ou encore de trouver et vérifier des informations.
Un numérique au-delà des écrans
Nous sommes bien au-delà de la question des outils numériques et des écrans, qui cristallisent tant les débats. Avec les confinements, l’enseignement numérique s’est réduit à un enseignement distance par écrans interposés. Premiers Cris, un projet du Centre de Recherche Interdisciplinaire de Paris, s’est intéressé dans un MOOC à la « petite culture numérique », c’est-à-dire la relation des jeunes enfants de 0 à 6 ans à la culture numérique . Bien sûr, les questionnements sont encore nombreux et aussi bien les professionnels que les chercheurs manquent de recul sur ces pratiques. Mais ces derniers s’accordent sur la nécessité de différencier les outils, du contenu et des usages. Laisser des enfants devant une vidéo sans accompagnement et sans explications ou apprendre aux enfants à coder pour programmer leur propre robot, ce n’est pas la même chose. La culture du numérique utilise de multiples outils, écrans, robots, assistants vocaux et autres objets. Il y a ainsi tout un pan pédagogique, ludique et même thérapeutique. Mais il nécessite de se former et d’apprendre à utiliser les différents outils, contenus et supports pour s’adapter à son public. La richesse est celle de nouvelles pratiques pédagogiques qui permettent de s’adapter à tout type d’enfant, qui n’auront pas les mêmes capacités d’apprentissage, d’écoute, de concentration. Et bien sûr, la question est celle de la fracture numérique, en termes d’équipement et de compétences numériques. Mais pour la chercheuse Caroline Vincent, maitresse conférence en sciences de l’éducation et en sciences du langage, il faut former les enseignants à la littératie numérique pour pouvoir transmettre aux plus jeunes ses usages et apprentissages. Cela nécessite également de faire évoluer la posture pour plus de coopération et d’activités partagées. Et surtout, d’apprendre à apprendre différemment.