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Big Tech : attrape-moi si tu peux

25.10.2019

Alors qu’un mouvement qui pourrait bien ébranler les géants du numérique se constitue à l’échelle internationale, certains auraient trouvé le moyen d’échapper à l’omniscience des GAFA. Analyse d’un contre-espionnage compliqué.

Cela se passe sans doute au dernier étage d’un gratte-ciel. Dans l’austérité d’une grande salle de réunion, un homme de dos scrute l’orage par la fenêtre et alors que surgit un éclair, se retourne et déclare : « En plus, ce seront les moins susceptibles de parler à la presse ». Beaucoup ont imaginé la scène. Quand l’information selon laquelle Google et son prestataire - Randstad - auraient payé des sans-abris pour optimiser leur logiciel de reconnaissance faciale est sortie1, le monde entier s’est mis à croire que ça y est, l’entreprise de Larry Page était aussi vile que celle de Lex Luthor2.

Casser l’Internet

« Supervillains », c’est comme ça que Google et les autres maîtres de l’univers numérique sont de plus en plus représentés dans la conscience collective mondiale. À tel point qu’aux États-Unis, un mouvement diffus est en train d’imposer un slogan cristallin : « Break up Big Tech » (Démanteler la Big Tech). Elizabeth Warren, l’une des favorites à l’investiture démocrate pour les prochaines élections présidentielle de 2020, a même publié un texte sur Medium3 invitant ses soutiens à casser du GAFA.

La raison ? C’en est trop. Trop de domination économique, trop de monopole sectoriel, trop de privilèges fiscaux, trop d’impact politique et trop d’incartade. Récemment, on apprenait que Google finançait des entreprises climatosceptiques, que Facebook a disrupté les deux derniers scrutins les plus importants de la décennie et qu’Amazon détruit les produits qu’il ne vend pas.

« We can get this done », assure Elizabeth Warren à la fin de son texte. Dans un monde qui s’entiche de séries dystopiques comme Black Mirror ou Years and Years, la sénatrice américaine croit savoir qu’un large mouvement citoyen est possible. Elle pourrait aussi s’appuyer sur la défiance de plus en plus généralisée des gens vis à vis des grandes entreprises de la tech. Dans une étude de 20184, le think tank digital Hub Institute soulignait que 60 % des Américains se disaient inquiets de la quantité de données personnelles collectées par les boîtes.

C’est 40 % en France, là où 6 personnes sur 10 viennent aussi à se demander si le prix d’une vie connectée n’est pas trop élevé. Alors, allons-nous assister à l’équivalent numérique des manifestations en faveur de l’écologie ? Quoi qu’il en soit, un peu partout, des gens - profanes ou repentis - y vont de leurs petites astuces pour exister dans un monde où la Big Tech serait un peu moins immense dans leur quotidien.

Le Desktop des légendes

Parmi eux, il y a Joel Stein. Un matin, en regardant son fils jouer à cache-cache, ce journaliste-auteur américain se lance dans une véritable aventure moderne5 : échapper à la Silicon Valley. Dès le départ, il prévient : « Ça va être compliqué ». L’apprenti espion utilise Google, Amazon, Facebook, Netflix, Lyft, Uber, même Hulu. Joel commence alors par faire un pari : pour affronter des gadgets, il faut des gadgets. Fonctionnels, éthiques et délivrés de tout lien avec Palo Alto.

À Alexia ou Google Home, il préfère par exemple Mycroft, un assistant vocal qui, paraît-il, sait garder des secrets. Ensuite, l’auteur cherche à devenir intraçable, en démarrant par ses informations bancaires et son numéro de téléphone (qui selon lui, vaut désormais bien plus qu’un numéro de sécurité sociale). Malin, le journaliste va créer des faux numéros de téléphone et des VISA éphémères grâce à MySudo qui permet de le faire pour un euro symbolique par mois. Il apprendra qu’il peut même carrément masquer ces informations avec Burner (pour le numéro de téléphone) et Blur (pour la carte bleue).

Disparaître des radars de la Big Tech signifie également effacer ses traces. Pour Joel Stein, il n’y a qu’une seule adresse : https://abine.com/deleteme/. Pour 129 dollars par an, le service retire vos données personnelles des bases de données qu’utilisent les courtiers pour les vendre à des sociétés. En poussant un peu, notre wannabe invisible tombe sur Jumbo, une application fondée par le Français Pierre Valade, qui permet de supprimer ses activités passées sur les réseaux sociaux (tweets, posts, photos…). À mesure qu’il engrange les outils adéquats, l’agent très spécial se rend bien compte qu’il va falloir la jouer old school.

Les radars de la Big Tech irradient aussi la vraie vie. Pour les besoins d’une enquête publiée en avril dernier, le New York Times a acheté trois caméras de reconnaissance faciale que le quotidien a placé sur un rooftop. Coût : 60 dollars. Résultat : des centaines d’identifications. Échapper à la Silicon Valley, c’est aussi perdre la face ? Heureusement Joel et son Mycroft ont trouvé la parade : IRpair, une paire de lunette qui réfléchit les rayons infrarouges nécessaires à la reconnaissance faciale.

L’expérience aura duré trois semaines. Le temps que Joel Stein fourbisse son enquête et la mette en ligne. Avec une conclusion : « I got tired of being careful » (J’en ai eu marre de faire attention). Il n’a pas activé Jumbo depuis des lustres, a rallumé l’enceinte connectée d’Amazon et ses lunettes réflectrices croupissent dans sa boite à gants.

Finalement, la lassitude de l’auteur serait la même que celle qui trahit parfois les fausses bonnes résolutions des néo-écolos. « Je ne pense pas qu’on puisse régler le problème de la vie privée tout seul, tout comme on ne peut pas stopper la pollution en recyclant dans son coin », souligne un des témoins de son épopée. Dans un dernier souffle, gageons qu’échapper à la Silicon Valley serait possible : il faut s’armer d’outils, d’un plan épargne et d’abnégation. Néanmoins, démanteler la Big Tech en se glissant dans le costume d’un espion 2.0 reste apparemment très compliqué.

La vraie question semble se poser dans la formation d’un vaste mouvement citoyen qu’appelle de ses vœux Elisabeth Warren aux États-Unis, et Margrethe Vestager ou Axelle Lemaire en Europe. Les freins sont multiples et la vocation d’un tel mouvement incertaine mais c’est peut-être ce qui fera hésiter cet homme au dernier étage quand il verra qu’une foule de gens se sont pressés sous ses fenêtres.


1 Hollister Sean, “Google contractors reportedly targeted homeless people for Pixel 4 facial recognition” The Verge, 2/10/2019, url : https://www.theverge.com/2019/…

2 Lex Luthor est un personnage de fiction de l’Univers DC. Il est l’ennemi juré de Superman.

3 Warren Elizabeth, “Here’s how we can break up Big Tech” Medium, 8/03/2019, url : [https://medium.com/@teamwarren/…](https://medium.com/@teamwarren/heres-how-we-can-break-up-big-tech-9ad9e0da324c"Here’s how we can break up Big Tech")

4 Deschamps Thibault, L’âge de la défiance : les chiffres clés, Hub Institute - Digital Think Tank, 31/05/2018, url : https://hubinstitute.com/…

5 Stein Joel, I Tried Hiding From Silicon Valley in a Pile of Privacy Gadgets, Bloomberg Businessweek, 8/08/2019, url : https://www.bloomberg.com/news/…

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