Estonie : le paradis du numérique (2/2)
Au Nord-est de l’Europe se trouve un petit pays dont la France aimerait s’inspirer. Bonne idée, car dans le domaine du numérique, l’Estonie est la championne du monde toutes catégories. Exploration d’un État nation qui a tout compris avant les autres.
[Suite du premier épisode proposant un état des lieux de l’exemplarité de l’Estonie en matière de numérique]
Les grandes manœuvres commencent dans la foulée de l’indépendance du pays, en 1991. Le pays sort exsangue du joug de l’URSS et doit tout réinventer. « Au sortir de l’effondrement du bloc soviétique, l’Estonie est un État dévasté, explique Arnaud Castaignet. Mais paradoxalement cela va constituer une immense opportunité : celle de ne pas avoir à transformer toute son administration mais de partir de zéro. » Surtout que le gouvernement possède les fondations sur lesquelles construire son grand pari numérique.
Dans l’Union soviétique, l’Estonie était le centre de fabrication des logiciels et des ordinateurs du régime. C’est donc dès le départ que les responsables politiques décident d’allouer 1% de leur budget aux technologies de l’information. Pour le reste, il suffit de s’amarrer à l’essor d’Internet dans les années 90 et d’avoir de l’audace. « Avant l’éclatement de la bulle Internet, en 1997, l’Estonie a déjà connecté toutes ses écoles à Internet », raconte Arnaud.
S’ensuit une frise historique qui se déroule à la vitesse de la fibre optique. En 2000, le pays consacre l’accès à Internet comme un droit fondamental. En 2002, il vote l’utilisation obligatoire d’une « carte d’identité numérique » que chaque Estonien reçoit à ses 15 ans pour régler les services publics, payer une place de parking ou gérer son abonnement à la salle de sport. En 2005, le pays annonce qu’internet est accessible sur l’ensemble du territoire, même les forêts.
Un système blindé
À chaque prise de risque, le gouvernement obtient une avance confortable pour instituer et administrer son plan numérique. « Aujourd’hui, 90% des adultes âgés entre 15 et 74 ans sont internautes. Mais ce n’est pas encore toute la population ! On y travaille… Mais dès le milieu des années 90, nous avons mis en place toute une série de mesures pour faciliter notre réussite digitale », explique Siim Sikkut.
Programmes d’informatique à l’école, campagnes de communication, innovations technologiques, design thinking, formation des cadres de l’administration… La liste est longue mais tout en haut figure la sensibilisation aux risques du numérique, et plus précisément la protection des données personnelles.
De tous les éléments qui composent la culture numérique estonienne, c’est peut-être le plus innovant. « Ils ont complètement retourné la vision négative que l’on peut avoir sur les enjeux numériques. Tout simplement en laissant le contrôle des données personnelles dans les mains des citoyens », explique Arnaud Castaignet. Seuls propriétaires de leurs données, ces derniers peuvent à tout moment surveiller qui consulte leurs informations personnelles et pour quelles raisons. De lourdes amendes voire des peines de prison ont déjà été prononcées à l’encontre de médecins ou de fonctionnaires trop curieux.
Autre principe unique au monde : le « one only », selon lequel l’administration ne peut pas demander à un administré une information qui lui a déjà été délivrée. « Tout est régi par la confiance, l’échange et le respect de la vie personnelle, continue Arnaud. Et cela se constate à tous les niveaux de l’administration. Quand j’ai embarqué dans le programme e-residency, on testait les choses en mode bêta. Autrement dit, on demandait à chaque utilisateur de tester une évolution. Je ne connais aucun autre gouvernement qui fonctionne de cette manière. »
À vouloir surfer sur la plus haute vague de la Toile, il peut cependant arriver d’essuyer quelques tuiles. Ainsi en 2007, l’Estonie devient le premier État nation du monde à être victime d’une cyberattaque. D’origine toujours inconnue, l’assaut sur les serveurs estoniens ne porte toutefois pas atteinte au système. Au contraire, elle le renforce. « Ça nous a servi de leçon », résume Siim Sikkut.
En plus d’avoir créé un contingent d’experts qui se chargent de prévenir ce genre de menace – la Cyber Defence League - le gouvernement tâche de sensibiliser la communauté internationale aux dangers de possibles cyberguerres, au sein de l’UE ou de l’OTAN. Au printemps dernier, il annonçait la création d’une e-ambassade au Luxembourg prévue pour 2018.
L’idée ? Assurer la continuité de l’État estonien en cas de catastrophe naturelle ou « d’invasion russe » grâce au stockage ultime de toutes les données dans un lieu tenu secret. « Ils utilisent aussi une architecture ultra-sécurisée appelée X-Road, poursuit Arnaud Castaignet. Fondée sur la technologie similaire à la blockchain (une technologie de stockage et de transmission d’informations sans organe centrale de contrôle, ndlr) elle leur permet de décentraliser toutes les données. »
À bien des égards, la culture numérique estonienne se lit comme un grand livre ouvert dont il va bien être difficile de recopier les pages. Au sujet de la duplication du système en France, Arnaud Castaignet doute que s’en inspirer totalement soit pertinent. « Il y a de quoi être influencé, affirme-t-il. Mais l’Estonie reste un pays avec une petite population qui ne connaît pratiquement aucun bouleversement sociétal. Appliquer son fonctionnement à un État de 67 millions d’habitants me semble inadapté. »
Il faudra sans doute plus de 5 ans au gouvernement français pour caresser la réalité estonienne. Mais qu’Edouard Philippe se rassure, les Estoniens pensent régulièrement à la France. Le pays balte se plaît à souligner que grâce au tout-numérique, il économise en papier chaque année l’équivalent d’une Tour Eiffel. Un clin d’œil diplomatique ?
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