Fracture numérique : les bricoleurs d’Internet
Face à l’inégalité d’accès au Net sur le territoire français, des bénévoles viennent en aide aux plus démunis en bricolant des connexions. Et tirent sur le fil d’un vrai enjeu de société.
Ils le crient littéralement sur tous les toits : « Internet ! ». Perchés sur des tuiles, dans l’Yonne, des techniciens à l’allure de charpentiers tapotent sur un ordinateur, règlent une antenne puis finissent par joindre les deux mains à leur bouche pour clamer haut et fort que, « c’est bon ! », le périmètre est couvert par une connexion.
Ils sont électriciens, antennistes, techniciens de réseaux, formateurs… mais dans ce département de Bourgogne-Franche-Comté, ils bricolent surtout Internet.
Sauver les campagnes
« On prend Internet là où il fonctionne pour l’emmener là où il ne fonctionne pas », explique Bruno Spiquel, l’un des bricoleurs du Web, à un journaliste de France 3. Depuis certains points de collectes à Joigny, Migennes, Sens ou Auxerre, il transporte avec d’autres une connexion qui fonctionne jusqu’à un endroit où il n’y pas de réseau.
Oubliez les ondes et les technologies sans fil, ces techniciens raccordent des antennes à l’ancienne, dont ils assurent le maillage grâce à des installations en altitude, « sur des églises, des silos agricoles, des poteaux ou encore des châteaux d’eau ».
Derrière cette petite bande d’artisans en baudrier, il y a une coopérative : Scani, dont le modèle est unique en France, assure Bruno Spiquel. Contacté par email, le membre bénévole de l’association précise à Mes Datas et Moi qu’il existe une structure similaire au Royaume-Uni et « peut-être une autre en Catalogne ».
Cela dit, Scani - qui comptait 650 membres actifs en août 2019 - fait partie de la fédération FDN (Fédération des Fournisseurs d’Accès Internet Associatifs, ndlr). Fondée en 2012, elle est une émanation d’une autre organisation, baptisée PC Light, dont les formations et autres tutoriels participaient déjà à rendre Internet plus accessible.
Avec Scani, Bruno et ses collègues comptent bien passer à la vitesse supérieure. « On fait un peu ça pour se marrer, continue-t-il, mais il y a un vrai problème de fond. »
Dans ce département situé à 2h de Paris, beaucoup de foyers se retrouvent encore sans connexion Internet. Scani leur vient directement en aide, en diagnostiquant leurs équipements, réalisant ensuite des tests de vitesse puis conseillant - en l’échange d’une participation à l’actionnariat de la coopérative de 10 euros - les habitants pour qu’ils puissent se tourner vers des fournisseurs d’accès indépendants, capables d’alimenter le territoire avec un bon réseau. Pour l’instant, la coopérative n’opère que dans l’Yonne et rend déjà service à pas mal de monde.
Dans l’article de France 3, un entrepreneur de la région confiait avoir gagné environ 20 % de temps de travail grâce à sa nouvelle installation. Scani rappelle souvent sur son site Internet que la problématique de l’accès au Net ne s’arrête pas à la frontière de la Franche-Comté. Dans une enquête publiée en mars dernier, UFC Que Choisir souligne que 6,8 millions de personnes sont « privées d’un accès de qualité minimale à Internet ». Soit l’équivalent de 10,1 % des consommateurs.
Cette discrimination face aux services numériques touche beaucoup plus fortement les zones rurales, les fameuses « zones blanches ». En haut-débit (ADSL), les communes les plus « reculées » subissent en moyenne des débits 43 % plus faibles que les villes de plus de 30 000 habitants.
Dans les faits, si vous habitez dans une campagne qui souffre d’un manque d’accès, vous mettrez deux fois plus de temps à charger une vidéo et trois fois plus à afficher une bonne résolution d’image. UFC Que Choisir rappelle que l’inégalité face au haut débit est immense en France, puisqu’aujourd’hui, ce sont encore près de 13 millions de personnes qui sont privées ce que l’on appelle le « bon haut débit ».
Retour à la ligne
Une situation qui a conduit le défenseur des droits à parler de « fracture numérique ». Dans un rapport publié en janvier 2019, ce dernier rappelle les enjeux qui président à la fabrication d’une vraie démocratisation du numérique, à savoir l’égalité devant l’accès aux services publics, de plus en plus dématérialisés.
En France, rappelle-t-il, « près de 75 % des communes sont mal équipées, soit 15 % de la population » qui connaît de vraies difficultés quand il s’agit de remplir leurs démarches administratives. Au-delà des campagnes de l’Hexagone, on notera les difficultés des territoires ultramarins, qui ne bénéficient pas du tout des mêmes développements que la métropole ni en termes de réseaux, ni en termes d’offres.
Enfin, le défenseur des droits pointe le véritable souci social et culturel derrière la question de l’accès à Internet à l’heure où, indique-t-il, « le taux de connexion varie ainsi de 54 % pour les non diplômés à 94 % pour les diplômés de l’enseignement supérieur ».
Le diagnostic qui met en lumière ces fractures territoriales semble paradoxal au regard des annonces du gouvernement. Au début du quinquennat, le président de la République annonçait un Plan France Très Haut Débit visant à couvrir l’intégralité du territoire en très haut débit d’ici 2022, mais également à garantir un accès au bon haut débit pour tous d’ici 2020.
Présentes dans les 15 réformes clés du mandat d’Emmanuel Macron, « l’e-inclusion » prévoyait d’empêcher le décrochage de certains territoires français, en formant plus de 3 millions de personnes au numérique. Selon les chiffres de l’enquête de UFC Que-Choisir, nous en sommes encore loin. Depuis, l’État a doté un nouveau dispositif appelé Cohésion Numérique des Territoire de 100 millions d’euros.
L’idée ? Subventionner chaque foyer français jusqu’à 150 euros du coût d’équipement, d’installation ou de mise en service. Reste à savoir qui en bénéficiera avant 2022. Bien heureusement, une chose est sûre : si vous vous installez dans l’Yonne, vous pourrez toujours compter sur Scani.
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