GAFA : votre attention s’il vous plaît
Apple et Instagram viennent de développer des services qui permettent à leurs utilisateurs de consulter le temps qu’ils passent sur leurs téléphones. Pourtant, ces innovations sont loin de mettre un terme à la bataille de l’attention sur le Net…
Depuis quelques années, les conférences annuelles des développeurs d’Apple se suivent et se ressemblent. Chacun s’installe, teste les nouvelles fonctionnalités et repart avec un aperçu des services que la marque proposera à ses clients dans les mois à venir. Mais lors de la dernière édition, un petit événement est venu bousculer les habitudes. En dévoilant la version bêta de son nouveau système d’exploitation - iOS -, Apple a surpris son monde. La raison ? Elle contenait une nouvelle fonction baptisée Screen Time qui permet de calculer le temps passé à utiliser son téléphone.
Tim Cook et l’apnée de l’email
Tim Cook a lui-même été surpris par les résultats de Screen Time. « Je l’ai utilisé et je dois vous dire : je pensais être très discipliné là-dessus. J’ai eu tort », déclare-t-il dans une interview accordée à CNN.
Le patron d’Apple est finalement comme tout le monde : il passe beaucoup trop de temps sur son téléphone. En moyenne : environ 2h30 par jour. Jusque-là, rien de bien neuf : on ne compte plus les études qui soulignent l’augmentation de la part du mobile dans ce qu’on appelle le « temps digital ».
Ce qui est plus singulier, c’est que l’un des grands patrons du numérique le reconnaisse. Et il n’est pas le seul. Le mois dernier, le CEO d’Instagram - Kevin Systrom - confirmait que le réseau social proposera prochainement à ses utilisateurs de consulter le temps quotidien passé sur l’application. Une initiative qui s’ajoute à une autre nouveauté : aujourd’hui, Instagram avertit l’internaute lorsque ce dernier est arrivé à la fin de son fil d’actualité.
Mais pourquoi les entreprises de Silicon Valley se soucient-elles soudainement du temps que les gens passent sur leurs produits ? Parce que depuis des mois, une petite révolution qui tient en trois lettres secoue le train-train disruptif de Palo Alto : « Time Well Spent ». Littéralement : le « temps bien dépensé ».
Emmené par Tristan Harris en 2016, ce mouvement est aujourd’hui parvenu à murmurer aux oreilles des GAFA. Le constat de cet ancien designer chez Google est connu : nous passons de plus en plus de temps sur nos téléphones et c’est la faute des grosses entreprises du Web. Celles-ci piratent nos esprits et volent notre temps en proposant des applications qui nous forcent à rester connectés. Partout, tout le temps.
Si à l’origine, Time Well Spent militait essentiellement pour un design plus éthique et responsable, il s’intègre désormais dans une grande association intitulée Center for Humane Technology. Cette organisation est composée de développeurs, d’ingénieurs, de philosophes, de sociologues et de médecins qui agitent souvent les dangers de la surutilisation des smartphones sur l’être humain.
Les adolescents de 13 à 17 ans envoient 4000 textos par mois, soit toutes les 6 minutes de leur vie éveillée, provoquant ainsi des problèmes de sommeil et de stress. 28% des accidents de la route sont dus à l’utilisation du téléphone en voiture. Après la lecture du dixième email sur mobile, nous ne respirons plus quand nous lisons le suivant… Et ce ne serait qu’un aperçu des effets néfastes que l’overdose de téléphone fait peser sur notre santé.
Des gestes simples
Aujourd’hui, Tristan Harris et son équipe se félicitent que certaines grandes entreprises décident de prendre en compte le temps passé sur mobile dans leur stratégie de développement. Mais ils restent tout de même vigilants. « Nous devons leur demander une responsabilité permanente », tweetait l’ancien employé de Google après l’annonce de la nouvelle fonctionnalité d’Instagram. Car ce qui est en jeu est trop important : la bataille pour une économie de l’attention.
Apparue à la fin des années 60, cette branche des sciences économiques est devenue le modèle économique par excellence des GAFA, qui ont tout intérêt à garder leurs utilisateurs le plus longtemps possible, même si leurs objectifs divergent. Après tout, le directeur de Netflix, Reed Hastings ne disait-il pas en avril dernier : « Nous sommes en compétition avec le sommeil » ?
Désormais, pour Harris, le problème est devenu politique. Partant du principe que la Silicon Valley pourra difficilement « se réparer toute seule », il s’est rendu au Congrès afin d’alerter les sénateurs américains sur ces questions. « Pour limiter cette guerre, il faut trouver des modalités, des lois, des protections, des normes attentionnelles, comme on l’a fait pour l’écologie », expliquait-il lors d’une conférence à Paris.
Sauf que le temps presse. Et qu’au regard du poids colossal des GAFA et de la complexité d’analyse de l’économie de l’attention, il se pourrait qu’une réponse politique tarde à venir. Alors le Center for Humane Technology a fait de la patience une certaine médecine expérimentale.
L’association propose des gestes simples pour reprendre le contrôle sur son temps et ses choix. Du propre aveu de Tristan Harris, « des rustines » qui pourront ensuite se muer en techniques réflexives et personnelles. Préférer les applications pour lesquelles une notification équivaut à l’action d’une personne : les services de messagerie instantanée comme Messenger ou WhatsApp plutôt que Facebook et Twitter. Griser l’écran d’accueil de son téléphone : les couleurs des applications envoient des signaux à notre cerveau qui nous incitent à rester sur l’appareil. Envoyer des messages vocaux au lieu de les écrire permet d’éviter les malentendus et surtout ne requiert pas notre attention visuelle. Ne laisser apparaître que les outils sur nos écrans d’accueil, supprimer les applications de réseaux sociaux, laisser son téléphone charger dans une autre pièce que la salle à coucher… autant de bonnes pratiques qui devraient permettre d’écarter les gens de leur téléphone. Qu’ils touchent en moyenne 2600 fois par jour.
Pour approfondir le sujet, (re)voir l’épisode 4 de Turfu Express :
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