Instagram & co : des loisirs gâchés par le diktat de l'image parfaite ?
Les internautes s’obligent parfois à partager sur leurs réseaux sociaux leurs plaisirs quotidiens, leurs loisirs, leurs vacances…quitte à détériorer la qualité de ces précieux instants. Décryptage.
Les derniers rougeoiements du soleil s’éteignaient sur les dunes, à perte de vue. Après quarante minutes de route sur les bosses flottantes de sable brûlant, nous voilà garés au milieu du vide et du calme. En position pour un éblouissant spectacle…que je me suis brillamment gâchée.
Plutôt que de mémoriser l’instant avec mes yeux, j’ai dégainé l’iPhone. Je ne l’ai pas lâché, angoissée par l’idée de capturer LE cliché et LA vidéo de rêve. J’ai aperçu le soleil se coucher, l’œil coincé derrière l’écran. De quoi vivre la même expérience que si j’avais visionné la vidéo d’un.e autre.
Se gâcher le plaisir en jouant au community manager de ses vacances
J’avais abandonné l’idée d’avoir un beau portrait devant ce décor orangé de carte postale, puisque la route sinueuse du Safari m’avait rendue nauséeuse, transpirante, et décoiffée. Il fallait donc tout miser sur le paysage pour publier un diaporama « waouw » sur Instagram.
Instagram d’ailleurs, ou plutôt ma consommation du réseau social de l’image et du beau, détériora a bien des égards la qualité du moment.
D’abord, parce que j’ai pensé à ma future publication, au regard des autres, avant de penser à mon propre plaisir dans l’instant. Ensuite, parce que j’avais déjà cliqué sur la localisation « Red Desert » sur l’application. Je m’étais en quelque sorte « spoilée » le spectacle, en zoomant sur chaque publication filtrée des influenceurs. J’en avais même enregistré certaines, afin de reproduire la mise en scène qui me plaisait. On trouve bien sûr nos clichés moins léchés que ceux des autres, plus esthétiques, mieux retouchés, plus HD (pour réaliser le post idéal, des véritables shootings avec des photographes professionnels, qui transportent leur matériel de studio au milieu du désert, sont proposés aux touristes… Nous en sommes là).
Et puis, en rentrant de cette virée dont le souvenir aurait dû être plus mémorable que mes angoisses, il y eut, je le crois, le « stress de la performance » : la publication va-t-elle plaire ? Être suffisamment « likée », appréciée par mes abonnés ?
À vouloir démontrer que le moment était parfait, j’ai oublié qu’il aurait pu l’être pour de vrai.
Choisir ses vacances en fonction de son « capital photographique »
Quand j’évoque mes recherches sur Instagram via l’option localisation, qui regroupe toutes les images capturées dans une même place to be (et bien sûr les posts qui ont récolté le plus de « likes » et commentaires sont les premiers affichés, ce qui accroît certainement un sentiment de frustration), je me sens un peu nulle, mais je sais que je ne suis pas la seule à agir aussi bizarrement.
D’après une étude menée en 2020, commandée par l’entreprise française du secteur de l’hôtellerie Homair1, et réalisée par l’institut Opinion Way, 54% des Français avouent choisir leur future destination de vacances en fonction du « potentiel photo » des images du site postées sur les réseaux sociaux.
Une autre enquête2 confirme le phénomène en affirmant que pour les 18-35 ans (regroupés dans le terme « millennials »), le « capital photographique » d’un lieu compte à hauteur de 40% dans leur choix de destination.
« Les flux Instagram ou Pinterest dictent alors les tendances et les lieux à aller voir, alors en troupeau tout le monde se suit en quête de la même image », déplore Anaïs Guyon3, auteure du blog voyage The Travellin’Side, qui a fait le choix de déconnecter durant ses séjours.
Les réseaux sociaux empêchent le lâcher-prise
Un troisième pourcentage révèle ce que peuvent ressentir les internautes devant de telles publications ensoleillées. 29% des parents interrogés par Opinium Research, pour Groupon4, confient ressentir un pic d’anxiété lorsqu’ils consultent les clichés estivaux des autres parents, publiés sur leurs réseaux sociaux.
33% sont également angoissés lorsque leur enfant évoque les photos des activités de leurs amis sur Facebook ou Instagram durant l’été. Autre donnée éloquente : 22% des interrogés pensent qu’ils doivent dépenser plus d’argent durant les vacances d’été pour faire bonne impression sur Instagram et Facebook. C’est dire la pression monstre que l’on s’inflige, le stress que génère cette exigeante mise en scène de nous-même, durant la période de l’année pourtant supposée dédiée la décompression, au lâcher-prise, au temps vacant.
Le triste constat s’applique aussi aux autres loisirs, qui engendrent la même pression. Peut-on aujourd’hui aimer la décoration sans créer son moon-board Pinterest, un compte Instagram dédié, ou une chaîne tuto YouTube ? Et la lecture, sans devenir « booktubeuse », ni suivre la tendance de poser avec son Gallimard (parce que les influenceuses parisiennes ont décidé qu’avec ses couvertures épurées, beiges et rouges légèrement bordeaux, les ouvrages de cette prestigieuse maison d’édition étaient le nouvel accessoire tendance) ? Et la musique, sans diffuser en live Instagram les concerts ?
Dans son titre « Égérie », Nekfeu rappe : « Il filme mes concerts au lieu de les vivre ». En « Nekfan » assumée, je suis allée l’applaudir seize fois en cinq ans, partout en France, avant qu’un virus bouscule nos quotidiens. À chaque fois qu’arrive cette punchline, j’observe le public à la caméra activée. J’imagine ces spectateurs autant mal à l’aise que moi face à ce rappel à l’ordre, aussi en train de filmer, et de me gâcher le plaisir de l’instant pour… quoi, au final ?
Pour prouver que l’on y était ? Et si l’on apprenait à attacher moins d’importance aux regards des autres ? Quitte à ce qu’ils imaginent que notre vie est ennuyante, au prétexte que l’on ne poste pas tout ce que l’on vit. Car paradoxalement, moins poster la rendrait probablement beaucoup plus riche ! On profiterait pleinement de l’instant, et l’on gagnerait d’autres précieux moments, jusqu’alors perdus dans la mise en scène de nos vies, diffusées sur nos plateformes.
La solution pour rehausser le plaisir serait alors d’admettre qu’un évènement existe, même s’il n’est pas posté, liké, commenté. Accepter aussi - pour ne pas se sentir frustré.es ou complexer face aux publications parfaites, qu’il s’agit de mises en scène irréalistes, non représentatives de la vie entière de celui qui les publie. Et si l’on sait pertinemment que l’on choisit la meilleure photo de nous au moment de poster, il est plus difficile de se dire que les autres font de même. Le réaliser constitue alors le premier pas pour se détacher de ce tourbillon.
1 Étude réalisée en janvier 2020 auprès de 1.008 personnes représentatives de la population française
2 Enquête réalisée par l’éditeur de livres scolaires Schofields et publiée dans le média britannique de voyage Travolution.
3 Extrait d’une chronique d’Anaïs Guyon dans le Huffington Post : « Blogueuse voyage, j’ai décidé de moins publier pour ne pas passer mon temps dans la spirale infernale d’Instagram »
4 « Les vacances d’été : source de stress pour les parents », sur Groupon.fr
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