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Instagram : l’appli qui a changé nos vies

11.10.2018

En deux ans, l’application a infiltré tous les réseaux de nos sociétés modernes : nos vies, nos boulots, nos assiettes, nos soirées. Alors que ses membres fondateurs viennent de raccrocher, j’ai tenté de savoir comment Instagram nous avait rendus dingues.

Je ne connais Nina ni d’Eve ni d’Adam. Nos échanges se sont résumés à deux emails. Et pourtant, avant de prendre le combiné du téléphone, j’ai la sensation d’être rentré dans sa vie par effraction.

Je sais qu’elle aime les plats sans gluten et les légumes moches. Là, je peux vous dire quelle tenue elle porte et qu’en ce moment, elle a super mal au dos. À tel point que cela l’empêche de dormir. Alors, pour passer le temps, elle se venge sur les derniers morceaux de Disiz la Peste.

Vivre l’Insta présent

Nina est un pur produit de son époque. Celle qui porte 400 millions d’individus à travers le monde à téléverser leur vie quotidienne sur les Stories d’Instagram. Lancées en août 2016, ces petites tranches de vie virtuelles d’une espérance de 24h séduisent de plus en plus les usagers du réseau social. En règle générale, les gens en postent entre 5 et 10 par semaine. Nina, elle, en laisse près d’une vingtaine par jour.

Alors que je déroule le fil interminable de ses photos carrées, la jeune femme m’explique au bout du fil « qu’elle ne partage pas toute sa vie non plus ». « Par exemple, ce matin j’ai renversé mon café et j’ai failli bousiller mon ordi, bon ben je ne l’ai pas montré. Il y a des choses de ma vie de tous les jours que je ne partage pas, même si les gens sont persuadés de tout savoir de mes journées », resitue-t-elle.

C’est un peu le cas de tout le monde : on voit rarement des gens se couper les ongles ou faire la vaisselle sur Instagram. Connu pour sa superficialité, facteur d’anxiété et de malaise, le réseau social a même été désigné comme le pire réseau social pour la santé mentale des jeunes d’après un sondage.

En préparant cet article, j’ai demandé à des gens le premier mot qui leur venait à l’esprit en pensant à l’application. Réponses ? « Fake », « Paraître », « Show-off », « Maquillage »…

Et pourtant, Insta est à la mode. Des grands médias sociaux, c’est même celui qui aura convaincu le plus de nouveaux adeptes. Depuis cet été, l’application réunit un milliard d’utilisateurs actifs. En France, ils sont 11,8 millions à l’avoir adoptée. Un chiffre qui a presque doublé en moins de deux ans. Instagram aurait même ringardisé Facebook, qui l’avait pourtant racheté pour près d’un milliard de dollars en 2012. « Aujourd’hui, toute une génération est sur Instagram, reconnaît Leila Lévêque, responsable web influence d’une agence de webmarketing à Paris. On sent que quelque chose s’est très vite déplacé. »

Il suffit de regarder encore une fois les chiffres : entre juin 2017 et juin 2018, 70% des jeunes Américains ont supprimé Facebook de leur téléphone. Et au même moment, Instagram et Snapchat se disputaient la place de réseau social préféré des ados. Mais pourquoi ? Si je pose des questions à cette « génération Instagram », c’est que je constate comme vous que l’appli a envahi notre quotidien : au travail, au resto, dans la rue, dans notre lit. Cela dit, loin de la neutralité qu’inspire WhatsApp, Instagram divise. Jusqu’à la schizophrénie, tant les usages du réseau social contrastent avec ce qu’on en dit.

Touche pas à mon post

Nina a posté sa première photo en mars 2015. Un selfie, parce que c’était tendance et qu’elle aimait sans doute bien son look en partant à la fac. Mais de son propre aveu, « elle a tout de suite adoré le principe. Les hashtags, les filtres, l’ouverture internationale… ». La jeune femme cuisine un peu à la maison. Et quand elle prend une salade composée en photo, elle trouve ça beau, alors elle poste. « Je me sentais comme une artiste qui s’amuse à associer des photos avec des citations d’auteurs que j’aimais bien, raconte-t-elle. Et en plus je pouvais parler avec des gens qui avaient les mêmes passions que les miennes. »

Au fur et à mesure des posts, Nina devient Callmevoyou - l’affirmation de son côté rap - et trouve le slogan de son compte « Good mood & food ». « Ça fait bisounours mais franchement l’esprit c’était ça, je partageais ce que j’aimais. » Paradoxal, parce que l’étudiante en journalisme n’est pas vraiment du genre à se montrer. De naturel, elle se dit « timide et réservée ».

Sur Insta, il suffit de toucher deux stories pour s’apercevoir que Nina gère son image comme une star de cinéma. « Dans ta communauté, tu as l’impression de t’adresser à des gens qui te veulent du bien. Du coup, tu n’as jamais besoin de te justifier, tu te sens libre de dire et de poster ce que tu veux », explique l’intéressée.

#nofilter, c’est aussi comme ça que l’application a popularisé un mode d’expression direct, épuré, sans filtre donc. Loin du fourre-tout de Facebook et du ligaturage de tweets en 180 signes. Dans la lorgnette du futur numérique, d’aucuns avaient prédit le succès du réseau. En 2015 déjà, le monde 2.0 parlait d’une porosité totale avec une époque obsédée par l’image, l’instantanéité et son smartphone.

Trois ans après, il semblerait que la prophétie continue de se réaliser, quitte à poser une grande question métaphysique : Instagram aurait-il changé la manière dont nous voyons le monde ? Ce qui est sûr pour Nina, c’est que ce qui paraissait « complètement creepy » il y a deux ans est désormais pleinement intégré.

« Avant quand je mangeais avec quelqu’un au restaurant, je faisais ma mise en place pour une photo (sic) et quand je la prenais, il y avait toujours ce moment extrêmement gênant où je devais me justifier en disant : “Ouais, je sais, c’est pour mon compte Insta en fait”. Maintenant, la personne en face de moi le fait aussi et on ne s’en rend même plus compte. »

Les Instagrameurs que j’ai interviewés appellent ça des « moments Instagram », compris comme ces instants suspendus où une personne ferait corps avec son téléphone, comme un intense sur-moi virtuel.

« Ils sont quand même très forts, reconnaît Fabien. En tant qu’utilisateur, on se dit toujours qu’on va se lasser. Mais ils innovent, intelligemment, progressivement et proposent sans cesse de nouvelles fonctionnalités qui font mouche. » Hyperlapse, Layout, Boomerang, Stories, IGTV… des nouveautés qui ont fait le succès d’Instagram autant qu’elles ont confisqué l’attention des internautes.

En 2017, les utilisateurs de moins de 25 ans passaient en moyenne 32 minutes par jour sur l’application.

(Mise en exergue) « Aujourd’hui, les gens ont conscience que ce qu’ils voient est un peu fake. Du coup, il y a un plaisir un peu masochiste à utiliser Instagram. »

Photographe indépendant, Fabien Voileau - 33 ans - a utilisé Instagram « quand c’est sorti », en 2011. En chattant sur Messenger, il m’explique qu’à l’origine, il suivait des photographes, des marques et des gens inspirants. Puis il commence à poster ses photos en 35mm et son compte décolle tranquillement. Aujourd’hui, Fabien a plus de 65 000 abonnés.

Louis, même pas 20 ans, a commencé à s’intéresser aux réseaux sociaux il y a trois ans. S’il préfère YouTube pour s’exprimer, le jeune étudiant regarde Instagram comme un bon moyen de partager ses tenues. Mais scroller le feed de Louis Cznv, c’est surtout faire face au même visage pris de 1001 façons à 1001 moments différents.

« Je ne fais pas vraiment attention à ce que je fais, me répond-t-il par email via son agence d’influence. Ça paraît futile mais c’est quelque chose que j’aime beaucoup. » Et que les gens aiment beaucoup suivre aussi puisque l’Instagrameur peut aujourd’hui compter sur 26 000 abonnés.

Avec ses cakes sans gluten et ses belles assiettes de saison, Nina a elle aussi réussi à embarquer des milliers d’internautes. À l’heure actuelle, ils sont 17 000 à commenter ses posts et à lui envoyer des smileys. Quand je lui demande ce qu’elle fait de particulier pour accroître sa communauté, elle me répond qu’elle ne fait rien de spécial. Même chose pour Louis. Même chose pour Fabien.

Difficile à croire dans un réseau où chacun semble y aller de son post with a view pendant la golden hour ou de sa vingtaine de hashtags qui vont bien. « Mes amis me demandent souvent comment on fait, rigole Leila Lévêque. Ils pensent que parce que je bosse dans la web influence, je connais la recette magique. La vérité, c’est que beaucoup d’Instagrameurs ont du talent et c’est pour ça que les gens les suivent. »

Au téléphone, Nina n’osera jamais m’avouer qu’elle est talentueuse. Mais elle reconnaît tout de même qu’il existe une recherche de reconnaissance. « Dans la mesure où tu places une création perso sur Internet, c’est qu’à l’origine tu penses que ça mérite d’être vu. Tu as une certaine confiance en toi qui peut donc s’apparenter à du narcissisme. » Faut-il lui jeter la pierre ?

Sur le réseau social de l’apparence, tout le monde semble avoir accepté une règle : se montrer sous son meilleur jour fait partie du jeu. Dit autrement, Instagram est une vaste mise en scène 2.0 avec ses codes qui standardisent les contenus et couvrent l’application d’un autre reproche : la tyrannie du cool.

« C’est assez connu mais je pense qu’on a dépassé le moment où l’on pensait naïvement qu’il existait une vie parfaite, nuance toutefois Leila Lévêque. Aujourd’hui, les gens ont conscience que ce qu’ils voient est un peu fake. Du coup, il y a un plaisir un peu masochiste à utiliser Instagram. »

Un réseau sous influence

Un autre type d’acteurs a lui aussi décidé de se flageller sur l’appli. En l’espace de cinq ans, 90% des marques ont augmenté leur budget de promotion sur Instagram. « Ça a commencé à exploser en France en 2017, explique Leila Lévêque. Quand elles se sont rendu compte du pouvoir des influenceurs. »

Les influenceurs ? Des personnalités, connues ou pas, capables de changer le comportement d’achat des abonnés avec un post ou une story sur leur compte. Intox ? Pas du tout selon Leila Lévêque.

La responsable en web influence a conduit une étude l’an dernier pour l’Argus de la Presse/Cision sur le rôle des influenceurs auprès des consommateurs et les chiffres sont clairs : 75% des internautes ont déjà acheté un produit après avoir vu ou lu des contenus publiés par un influenceur.

« Quand on sait que 80% des gens sur Instagram suivent des marques, le potentiel est énorme, soutient-elle. On ne va pas tarder à voir les entreprises miser beaucoup d’argent dans la web influence. » En vérité, cela a déjà commencé. Des sociétés sont déjà prêtes à aligner beaucoup de zéros pour se procurer les services d’un influenceur.

Les recherches d’une start-up américaine indiquent que ce genre de prestations peut s’envoler jusqu’à 75 000 dollars pour un post tandis que d’autres estiment déjà le marché de l’influence à 10 milliards de dollars en 2020.

Avec leurs dizaines de milliers d’abonnés, Nina, Louis et Fabien ont tous déjà travaillé avec des marques. Avec plus ou moins de succès et plus ou moins d’envie. Pour nos trois Instagrameurs, l’intérêt reste financier et ne sert qu’à arrondir les fins de mois. Mais aucun ne revendique le titre d’influenceur. Fabien : « C’est un job. Et je ne réponds pas à ce genre de requête ou mission. C’est une manière de communiquer qui n’est pas la mienne ». Nina : « Je n’aime pas dire que je suis influenceuse. C’est péjoratif. Pour moi, c’est un panneau publicitaire, moins cher qu’un panneau publicitaire. »

D’une manière générale, très peu d’Instagrameurs - même avec un gros volume d’abonnés - revendiquent le terme. Trop connoté, trop cliché, trop superficiel. « Les influenceurs, c’est un peu les nouvelles stars de la télé-réalité, ose Leila Lévêque. On se moque énormément de la nana qui pose au milieu de la rue mais on la regarde en secret. » Voire, on la jalouse.

Pour preuve, l’experte en web influence prend l’exemple des relations professionnelles qu’elle entretient avec une génération qui court après une vie faite de goodies, d’invitations et de tapis rouge. « Il y a vrai processus de starification. Parfois, certains qui n’ont même pas 200 abonnés me demandent d’abord de passer par leur “agent” », confie-t-elle, en mimant les guillemets avec ses doigts.

Mais quel impact sur le réseau social ? Avec son compte intitulé « Coucou les girls », Juliette tourne en dérision les banalités du monde de l’influence. Et si elle fait rire quotidiennement ses 128 000 abonnés, la direction que prend Instagram ne lui plaît pas du tout. « Franchement, ça n’a rien à voir. Je n’ai pas envie que ça devienne uniquement un endroit où les pubs sont omniprésentes. Et en vrai, c’est déjà le cas. N’oublions pas pourquoi ce lieu a été créé : partager des photos avec ses potes. »

Le problème pour Nina, c’est que cela fait bien longtemps que ce n’est plus d’actualité. « On n’est plus du tout dans le partage là. Plus du tout dans la petite vie d’Insta où le but était de rencontrer des personnes avec le même centre d’intérêt. Quand je croise d’autres personnes sur une prestation, les discussions sont toujours les mêmes désormais : “Ah et tu as vu celle-là, combien elle s’est fait”. On ne parle que de thunes. Ça craint. »

Selon la jeune femme, le réseau aurait été sali par les marques et un tout nouvel algorithme qui privilégie davantage les contenus sponsorisés. Coïncidence ou pas, les deux fondateurs historiques du réseau social, Kevin Systrom et Mike Krieger, ont annoncé leur démission il y a deux semaines. Vraisemblablement en raison de désaccord avec l’orientation donnée par un certain Mark Zuckerberg.

Difficile de prédire ce que deviendra le réseau social préféré des jeunes, si votre feed ressemblera bientôt à une succession de clichés de pubs déguisées ou s’il faudra payer pour que vos abonnés aient des nouvelles de vous. Quoi qu’il en soit, aucun de nos Instagrameurs ne se raconte trop d’histoires sur le futur d’Instagram. « Tout bouge, tout évolue, philosophe Juliette dans un email. Pour l’instant, c’est Insta qui fonctionne et c’est super mais demain on retournera peut-être tous sur Myspace ? ». #instalol.


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Cet article a été publié dans le cadre d’un partenariat avec Cafébabel. Premier média européen en ligne édité en six langues, Cafébabel est un magazine fait par et pour les jeunes qui vivent et imaginent l’Europe au quotidien.

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