Internet, c’est free mais on n’a pas tout compris
Principe fondateur d’Internet, la gratuité pose aujourd’hui énormément de questions aux acteurs du secteur. Jusqu’à remettre en cause le modèle économique de certaines industries du numérique ? Retour sur un concept cher en explications.
Il faudrait les y voir. Richard Stallman et Éric Raymond ne se sont jamais affrontés en duel mais n’ont cessé de batailler pour tenter d’imposer leurs visions respectives. Le premier a lancé le projet GNU dans les années 80 qui donnera naissance plus tard à Linux. Le second a cofondé l’Open Source Initiative à la fin des années 90.
Ensemble, ils sont considérés comme les pères spirituels du logiciel libre. En plus d’avoir vu naître les débuts d’Internet, ils partagent un nombre incalculable de points communs, une philosophie du réseau ouverte, collaborative et décentralisée. Et pourtant, depuis plus de 20 ans, Stallman et Raymond s’écharpent sur un terme : le mot « free » 1.
50 nuances de gratuité
Gageons que le terme est ambigu. En anglais, il recouvre à la fois l’idée de gratuité et de liberté. Alors quand Stallman veut embrasser les deux, Raymond lui oppose un certain réalisme. Pour ce dernier, Internet peut être libre mais pas forcément gratuit, puisqu’il faudrait rapprocher les véritables acteurs du Net du monde des entreprises.
Sans doute caricaturale, cette opposition finira de dépeindre Richard Stallman en idéaliste et Éric Raymond en réaliste. Il n’empêche, aussi loin des États-Unis que de la communauté du logiciel libre, les discussions entamées par les deux gourous ne cesseront d’alimenter celles qui, aujourd’hui, tentent encore d’expliquer le concept de la gratuité en ligne.
Car en 2018, force est de constater que l’un des principes fondateurs du world wide web des années 90, est en passe d’être remis en question par quantité d’acteurs. Monde de l’entreprise, gouvernements ou auteurs de biens culturels se sont progressivement interrogés sur le gratuit jusqu’à jeter les bases d’une vraie question : stop ou encore ?
Même Tim Berners-Lee, considéré comme l’inventeur du Web, se disait « dévasté » par ce qu’était devenu sa création. En cause ? La surveillance, les discours haineux mais aussi la tyrannie de la publicité et le défaut d’accessibilité du réseau.
Au-delà des professionnels du numérique, les nuances de la gratuité ont également interpellé les usagers. Le slogan « Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit » a notamment fait la lumière sur l’action des GAFA concernant la récolte et l’utilisation de leurs données personnelles.
Mais comment en est-on arrivé là ? Pour le savoir, il faut - comme bien souvent - revenir là où tout a commencé. Et revenir aux origines d’Internet, c’est d’abord raconter une histoire.
Il était une fois donc, une bande de technophiles biberonnée à la contre-culture hippie qui ourdissent un projet utopique : créer un réseau informatique dans lequel il serait possible de s’échanger des informations.
Les premières utilisations d’Internet sont fortement marquées par une culture de la liberté, de la gratuité, de l’ouverture. Dans leur article intitulé « Internet et la culture de la gratuité », Serge Proulx et Anne Goldenberg soulignent que « l’accès sans entrave à l’information et sa libre circulation (…) apparaissent comme les conditions sine qua non de réalisation de ce projet utopique ».
Pourtant, dès le milieu des années 90, deux visions s’affrontent : l’une qui considère l’usager comme un client (qui doit donc payer), l’autre - plus citoyenne - qui voit dans l’Internaute un acteur clé de la logique contributive du réseau. Les premiers théoriciens d’Internet se rangent en grande majorité derrière la seconde.
Pour Richard Barbrook, il s’agit d’« un projet social émancipateur ». Pour Michel Gensolen, c’est « la partie hors économie marchande qui est la raison d’être d’Internet ».
En 1996, le parolier du groupe de rock Grateful Dead, John Perry Barlow, édictera même une « Déclaration d’indépendance du cyberespace » fondée sur une volonté de faire d’Internet un espace d’échanges sociaux autogérés, accessible librement, indépendant des logiques commerciales ou étatiques. Le groupe de rock avait choisi, dès les années 80, de diffuser gratuitement l’enregistrement de leurs concerts.
« Il n’y a pas de repas gratuit »
À la fin des années 90, la bataille d’idées qui anime les relations entre Stallman et Raymond commence à se dessiner. Les critiques directes sur la prétendue gratuité du réseau essaiment dans les années 2000, notamment par l’intermédiaire des propriétaire de biens culturels qui dénoncent le piratage d’un grand nombre de créations artistiques.
Au cours de cette décennie, les autorités sont finalement appelées à une certaine forme de pragmatisme en encadrant la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (HADOPI en France par exemple). Et puis en 2010, on serait soudainement passé d’un « Web de hippies », peu investi par les professionnels et empli de partage, d’ouverture et de gratuité à une nouvelle économie numérique, remplie de publicité et de ROI (Retour sur investissement).
En 2017, le marché de la publicité digitale a dépassé pour la première fois le palier des 4 milliards de dollars. Un an auparavant, Facebook triplait ses bénéfices avec 10 milliards de dollars de profits et Google affichait 20 milliards de dollars de résultat sur un chiffre d’affaires de 90. À l’aune de ces chiffres, il devient de plus en plus difficile d’envisager Internet comme un espace gratuit, indépendant des logiques commerciales.
Sur le Web, certains se mouillent et situent la fin du « mythe de la gratuité » dans les années 2010, au moment où « l’idée que tout était disponible et gratuit sur le Web était ancrée dans les habitudes des utilisateurs ».
Aujourd’hui, les Internautes auraient conscientisé que la gratuité était possible contre un échange : celui de leurs données personnelles (même s’ils sont de plus en plus inquiets quant à leur utilisation). Huit ans après, une chose est sûre : la plupart des gens savent que la gratuité a un prix. Un nouveau slogan a d’ailleurs été déterré pour le signifier, celui de l’économiste de Milton Friedman : « Il n’y a pas de repas gratuit ».
Reste que si les modèles de l’e-commerce et des services proposés par les GAFA commencent à faire l’objet d’une compréhension progressive, le concept de gratuité sur le Web continue de vampiriser celui des consommations culturelles.
En première ligne : l’industrie des médias. En décembre dernier, neuf patrons d’agences de presse européennes lançaient un cri d’alarme pour que les géants de l’Internet reversent une part de leurs recettes aux médias qui leurs fournissent du contenu.
Pour eux, « la gratuité est bien un mythe ». Et dans ce système économique « duopolisé » par Facebook et Google, tous les autres acteurs auraient d’ores et déjà « beaucoup perdu ».
Sur la Toile des solutions ? 1001 choses. De l’accès à l’information payant, aux logiques de freemium en passant par l’intervention de l’État. Il y a près de dix ans, dans son livre Entrez dans l’économie du gratuit paru en 2009, Chris Anderson, l’ancien rédacteur en chef du magazine Wired, dévoilait déjà quatre grands modèles du gratuit : le freemium, le modèle classique des subventions croisées, le marché de la publicité tripartite (programmes financés par des marques) et enfin les marchés non-monétaires souvent soutenus par le don.
Logique de marché, questionnements existentiels, recherche éternelle de modèle économique, monopole des GAFAM… dans toute son étendue, la gratuité sur Internet aura quoi qu’il en soit échappé aux idéaux libertaires des pères fondateurs. 30 ans après, elle pose encore beaucoup de questions aux acteurs du secteur numérique. Et tout porte à croire que les querelles lancées par Stallman et Raymond autour de sa terminologie se transforment en vraie controverse collective.
1 “Libre” ou “gratuit”.
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