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Internet : où sont les femmes ?

15.02.2019

Victimes et sujettes à toutes sortes de harcèlement, les femmes seraient tout simplement en train de disparaître de la Toile. Alors que certains rejettent la faute sur l’intelligence artificielle (IA), d’autres martèlent que l’erreur est bien humaine.

« Il n’y a pas de femmes sur Internet. » La phrase sonne comme une mauvaise blague. Si à l’origine, c’en est une, elle s’est érigée « en règle de l’Internet » au milieu des années 2000. Une règle très subjective néanmoins, édictée par un groupe de personnes anonymes sur le forum aussi célèbre que controversé : 4chan.

Il n’empêche, « Il n’y a pas de femmes sur Internet », résonne encore aujourd’hui comme un slogan scandé à la fois par ceux qui tentent de discriminer les femmes, par celles et ceux qui tentent de montrer qu’elles sont « invisibilisées ».

La femme invisible

La règle proclamée par les utilisateurs de 4chan ne repose sur rien de factuel. En 2018, dans les pays occidentaux, la proportion de femmes qui utilisent Internet est sensiblement la même que pour les hommes, voire la dépasse dans certaines catégories d’âges. Dans l’ensemble du monde en revanche, les hommes utiliseraient Internet 33,5% plus souvent que les femmes selon l’étude réalisée par l’organisation Inclusive Internet Index.

Comme le soulignent de nombreux sociologues, l’idée selon laquelle les femmes seraient absentes d’Internet repose essentiellement sur des stéréotypes colportés par la population majoritairement masculine peuplant les forums de discussion les plus influents.

Déjà en 1993, dans son essai intitulé « Gender Swapping on the Internet », la sociologue américaine Amy Bruckman révélait la puissance des réseaux liés aux jeux vidéo, tels que World of Warcraft, sur la cristallisation de clichés de genre en ligne.

Vingt-cinq plus tard, en France, les accusations de sexisme et de harcèlement continuent de jeter le trouble sur les membres de certaines communautés, comme jeuxvideo.com, et de manière plus générale, sur les discriminations dont peuvent être victimes certaines minorités sur internet et les réseaux sociaux.

Alors, Internet serait-il misogyne ? Force est de constater qu’aux cours des dernières années, les cas de cyberharcèlement et d’attaques contre les minorités se multiplient sur la Toile. Mais il y a pire : à mesure qu’Internet se systématise par l’intermédiaire d’algorithmes, les femmes deviendraient invisibles.

Cette fois, le constat n’émane plus de l’observation d’un forum macho, mais d’une association qui propose de favoriser et d’accompagner la création féminine en ligne. Baptisée Les Internettes, la structure ne compte plus les cas de discriminations liés aux algorithmes des grandes entreprises du numérique.

Un jour, c’est celui d’Uber qui provoquerait un écart de revenu de 7% entre les femmes et les hommes. Un autre, c’est l’intelligence artificielle de Google qui est épinglée pour avoir proposé des offres d’emplois mieux rémunérées pour les hommes que pour leurs homologues féminins. C’est enfin le cas d’Amazon contraint d’abandonner son algorithme de recrutement fondé sur le machine learning parce qu’il pénalisait tout CV qui contenait le mot « femme ».

Parmi toutes les grandes plateformes du Web, c’est d’abord sur YouTube que les Internettes ont décidé d’agir. Le 25 mai 2018, les membres de l’association lançaient le hashtag #MonCorpsSurYouTube afin de dénoncer les discriminations de l’entreprise quant aux contenus promus par des femmes. Elles s’étonnaient surtout de voir leurs vidéos « démonétisées », c’est à dire amputées d’annonces commerciales, dès lors qu’elles traitaient de sujets liés à la sexualité et au corps féminin.

Si les plateformes sociales telles que YouTube ont toujours été taxées de pudibonderie, les Internettes ont lancé l’opération à partir du moment où elles se sont aperçues que des contenus similaires ne faisaient pas l’objet des mêmes restrictions dès lors qu’ils étaient réalisés par des hommes.

Au cours de l’été 2018, la campagne #MonCorpsSurYouTube a permis à une majorité de créatrices de contenus sur Internet de se mobiliser pour dénoncer les injustices de la plateforme, et plus largement « l’invisibilisation » des femmes sur Internet où, pour le dire clairement, tout est fait pour qu’elles n’existent pas.

« Je hais les féministes, on devrait les brûler »

Cette théorie fait autrement résonner la règle des individus de 4chan. Elle met également en lumière le fonctionnement de l’algorithme de YouTube qui n’aide en rien les femmes à exister sur le Web. Reflet cruel de la société, on ne comptait en 2017 que 13 créatrices parmi les 100 chaînes les plus suivies en France alors qu’aujourd’hui, plus de 50 % du public de YouTube est féminin.

D’après le YouTubeur à succès Cyprien, c’est devenu limpide : « Plus dur qu’Où est Charlie ? : trouver une fille sur la page tendance de YouTube ». Pourtant, faire reposer l’invisibilisation des femmes sur une intelligence artificielle froide et misogyne est tout aussi délicat.

Quand on s’intéresse au fonctionnement de l’algorithme de la plateforme, on s’aperçoit que pour faire appliquer ses règles, le service a recours à un système de double modération. Dans un premier temps, les contenus sont analysés de manière automatique, via une IA. Ensuite, des modérateurs humains vérifient l’action de la machine et décident - ou pas - de changer ses choix.

Les décisions derrière les logiques algorithmiques sont donc bien humaines. Et c’est là où le bât blesse. Pour fonctionner, l’IA se nourrit des comportements numériques des utilisateurs et de réactions, attitudes et stéréotypes. C’est ainsi que Tay, le robot de Microsoft qui se présentait sous la forme d’un usager de Twitter est devenu en quelques heures antisémite, raciste et sexiste, avec ce fameux tweet : « Je hais les féministes, on devrait les brûler ».

Plus les machines s’alimenteront des conversations en ligne auxquelles ne participent souvent que très peu de femmes, plus elles renforceront les stéréotypes de genre. Pour d’autres, comme Michaël Stora auteur du livre sur l’addiction au numérique, Hyperconnexion, il existe aussi « un rapport entre la personnalité de la plupart des ingénieurs et le sexisme éventuel qui se niche dans leur travail ».

Le psychanalyste précise que les individus qui travaillent sur l’IA sont très majoritairement masculins et dotés d’une rationalité mathématique qui serait pour eux « une manière d’échapper à la complexité de l’être humain ».

La simplicité serait alors de reproduire nos schémas sociaux, en discriminant les femmes. Le combat à mener se situerait alors dans la promotion de la présence féminine en ligne comme le font Les Internettes.

Et si l’une des solutions résidait aussi dans une plus forte représentation des femmes au sein des domaines liés au numérique ? À ce jour, l’économie numérique serait composée de seulement 28% de femmes. Et 13,5% dans le seul secteur de l’intelligence artificielle.

Le 29 mars dernier, comme un symbole à la règle de 4chan, Emmanuel Macron s’adressait devant le Collège de France en soulignant qu’il y avait « trop de mâles blancs quadragénaires » dans l’intelligence artificielle. Alors peut-être que sur Internet aussi, on ne naît pas femme mais on le devient ?

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