This website requires JavaScript.

Numérique Éthique vous est utile (ou pas) ? Dites-nous tout en 5 minutes ici

Risques numériques
Article

Internet : tout, il faudrait tout oublier

22.03.2019

Grâce à ses capacités de stockage infini, Internet a créé une mémoire éternelle en ligne. Si le RGPD vient encadrer le droit à l’effacement, très peu de personnes réchappent à leur passé numérique.

On ne saura jamais vraiment ce qu’il s’est passé dans la tête de Gyslain Raza, ce printemps de 2003. Un après-midi comme un autre, ce jeune Québécois de 14 ans, décide tout à coup de pénétrer dans le studio de son école, d’empoigner un ramasse-balles de golf et d’imiter un combat de chevaliers Jedi.

Une matinée chargée ou une soudaine envie de relâcher la pression, sans doute. Sauf que la décharge adolescente de Gyslain est filmée. Et qu’ensuite, tout se déchaîne.

Que la Force soit avec toi

Des camarades de classe récupèrent la VHS, la numérisent avant de la mettre en ligne. Quelques temps après, la vidéo se retrouve sur YouTube sous le nom de « Star War Kids ». C’est à partir de là que la vie de Gyslain Raza devient un véritable enfer.

L’école tout entière se moque de lui, ses amis lui tournent le dos et des internautes lui écrivent qu’ « il ferait mieux de se suicider ». Dix ans après, le Québécois répondra pour la première fois aux questions d’un journaliste.

Entretemps, ses parents ont obtenu 160 000 dollars de dommages et intérêts en poursuivant les auteurs de la diffusion. Une maigre consolation pour quelqu’un qui restera sûrement encore très longtemps - peut-être même à jamais - ce « gamin Star Wars » dont la prestation et ses parodies totalisent désormais des centaines de millions de vues.

Internet n’oublie pas. C’est en partie comme cela que Gyslain Raza explique pourquoi il reçoit toujours des messages sur un évènement qui s’est déroulé il y a près de 20 ans. Mais si son histoire est symptomatique, le jeune Canadien est loin d’être le seul à rester bloqué dans les limbes du Web.

Un autre Canadien, psychothérapeute de 66 ans, s’est vu interdire l’entrée du territoire américain parce que sur Google, son nom était associé au récit de ses expériences sous LSD dans les années 60.

En France, toute une génération se souvient de ce jeune filmé par le Petit Journal en 2009 qui répétait « Snoop Doggy Dog, qu’est-ce qu’on attend ? ». Surnommé « Bide man », il continue à recevoir des messages sur ses comptes réseaux sociaux.

La mémoire infinie de la Toile peut donc exposer éternellement les victimes de bad buzz. Elle peut aussi déterrer de sombres histoires. Tout récemment, on apprenait l’existence de la Ligue du lol grâce notamment à des tweets et des déclarations dénichés en ligne.

Alors s’il fallait trancher, combattrions-nous ou encouragerait-on la mémoire éternelle d’Internet ? Cela fait presqu’un an que l’Europe a choisi son camp. Depuis mai 2018, le Règlement général sur la protection des données donne au citoyen la possibilité de demander à un individu le retrait de certaines informations qui pourraient lui nuire sur le Web.

Appelé « droit à l’effacement » par le Législateur, le concept est plus connu sous le nom de droit à l’oubli. Et en janvier 2019, il donnait lieu à la « victoire » emblématique d’une chirurgienne néerlandaise face à Google. La praticienne ayant obtenu d’un tribunal qu’il contraigne le moteur de recherche à supprimer certaines pages embarrassantes la concernant.

L’oubli, c’est la vie

Il est donc désormais possible de se faire oublier sur Internet. Mais encore faut-il savoir ce que l’on pourrait bien nous reprocher. Dans un article consacré au droit à l’oubli sur Twitter, le journaliste Claude Askolovitch indique que le simple fait de supprimer ses tweets peut inciter à la méfiance.

En citant Richelieu - « Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre » - il explique que malgré les dispositions légales, tout un chacun peut se retrouver confronter à une calomnie, sans savoir vraiment d’où elle provient.

En 2007, dans son livre intitulé The Future of Reputation, le professeur de droit américain Daniel Solove expliquait déjà que la mémoire d’Internet se nourrissait de ce qu’on voulait bien lui donner. Ajoutant que la curiosité des administrations publiques et les intérêts financiers des GAFA faisaient de nos vies « une montagne de fragments qui ne cesse de grandir ».

Le nombre incalculable de données personnelles disponibles donne parfois naissance à des projets effrayants. Comme ce site américain, Intelius, qui propose une application de détecteur de vices. Un nom et un numéro de téléphone suffisent pour retrouver les antécédents judiciaires potentiels, l’adresse et la surface habitable d’un individu.

Mais au-delà des applications bricolées, cette mémoire infinie poserait surtout une question philosophique. Selon un autre grand théoricien d’Internet - Viktor Mayer-Schönberger - nous en viendrions même à oublier l’acte sain d’oublier.

Dans son ouvrage de 2009 intitulé Delete: The Virtue of Forgetting in the Digital Age, le professeur explique : « des millions de gens se font avoir chaque jour par la vérité présumée de la mémoire numérique et considèrent lorsqu’ils rentrent leur requête sur Google que les dix premiers résultats de la recherche leur donne une image complète de la personne ».

Il poursuit : « L’oubli et le pardon sont extrêmement importants. Celui qui ne peut se défaire du souvenir de ses erreurs ou de celles des autres confère un trop grand pouvoir au passé. Ce n’est qu’au moyen de l’oubli que nous pouvons nous libérer de nos anciens modes de comportement. Il libère de l’espace pour de nouvelles idées, fait grandir et évoluer individus et organisations ».

Aux yeux des pères fondateurs d’un réseau qui vient de fêter ses 30 ans, la tête trop pleine d’Internet irait même à l’encontre des valeurs libertaires avec lesquelles il a été créé.

Alors que faire ? Paradoxalement, Gyslain Raza pourrait bien montrer l’exemple. Après avoir passé vingt ans à essuyer les plus grands quolibets 2.0, le jeune canadien livre ses conseils comme dans un manuel de développement personnel : ne pas vivre dans le passé, profiter de l’instant et tenir bon.

« Si on me donnait l’occasion de changer le passé, est-ce que j’accepterais ? Non. », assène le Star War Kids sans rancune. On vous conseillera tout de même de faire attention la prochaine fois que vous vous enfermez dans une pièce.

Retour