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Le jeu vidéo au service de la démocratie numérique ?

08.07.2021

Les jeux vidéo se politiseraient-ils de plus en plus ? Citoyens et partis politiques les investissent pour exprimer leurs voix et défendre leurs droits. Décryptage d’une tendance qui tend à changer les règles du jeu dans les urnes et sur les games stores.

Incarner le peuple pour reprendre le pouvoir : c’est la promesse sous-jacente à Watch Dogs : Legion, le nouvel opus de la licence futuriste d’Ubisoft. Le jeu offre en effet la possibilité de recruter des citoyens de Londres pour libérer la capitale anglaise d’une dictature numérique. Pour une fois, le message politique est clair et assumé. Il s’agit, selon Clint Hocking, le directeur créatif du jeu, de « travailler ensemble à construire un monde meilleur ». Par ce plaidoyer démocratique, Watch Dogs : Legion remet ainsi en lumière une dimension souvent discutée du dixième art : sa dimension politique.

Contrairement à l’idée reçue, les jeux vidéo forment et ont toujours formé des espaces politiques contestés, vivants, vibrants, traversés et influencés par les enjeux sociétaux qui entourent leurs contextes de production. Ces dernières années, leur dimension politique a pris une ampleur inédite à mesure que le jeu vidéo se transformait en une industrie culturelle florissante. Des jeux comme Minecraft et des plateformes comme Twitch constituent désormais des terrains de jeu politique où les voix s’élèvent par centaines de milliers. Ce qui fait de ces temples du gaming de puissants instruments d’influence.

Politisation du game

Depuis une décennie, de plus en plus de mouvements politiques emploient les jeux et leurs médias comme de nouveaux canaux de communication. Face à l’abstention, qui bat des records dans nos démocraties, les politiques cherchent en effet les moyens de remobiliser les votants indécis et défiants. Lors des dernières élections américaines, le parti démocrate s’est ainsi démarqué en s’invitant sur la plateforme de streaming Twitch et sur le jeu multijoueur Animal Crossing New Horizon. Les élections présidentielles françaises de 2017 avaient déjà vu émerger des jeux vidéo consacrant certains candidats, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon (Fiscal Kombat).

Pour les politiques, l’enjeu est de taille : capter les voix des millions d’électeurs qui se connectent chaque jour aux games stores. Car les rencontres virtuelles génèrent parfois des votes qui sont, eux, bien réels. Nous sommes — électeurs, citoyens — en effet de plus en plus nombreux à jouer ou à être exposés aux jeux vidéo. Selon l’étude SELL (Médiamétrie), 71 % des Français avouent jouer au moins occasionnellement à des jeux vidéo — un chiffre en hausse chaque année. La popularisation du jeu vidéo favoriserait ainsi sa politisation, un phénomène largement amplifié par la « démocratisation » des plateformes de streaming dont la plus populaire, Twitch, comptabilise à elle seule 17,5 millions de visiteurs uniques par jour dans le monde.

Les politiques ne sont ainsi pas les seuls à s’exprimer à travers les jeux vidéo. Depuis quelques années, des médias, des citoyens et des associations investissent ces derniers pour défendre et repenser la démocratie. C’est le cas de Reporters Sans Frontières : son projet Uncensored Library, monument numérique mondial en hommage à la liberté d’expression, en est l’une des plus brillantes démonstrations.

Au sein de l’industrie, de plus en plus de professionnels militent également en faveur d’une politisation vertueuse du jeu vidéo. Citons à titre d’exemple Gamers.Vote, qui s’est donnée pour mission d’encourager le vote chez les joueurs.

Gamification de la politique

Bien que largement prédominant, le « marketing politique » du jeu vidéo recouvre cependant des pratiques vidéoludiques plus constructive pour la société. Notamment dans le domaine de la démocratie participative, qui désigne l’ensemble des démarches associant les citoyens au processus de décision et de délibération politiques.

Depuis quelques années, certaines métropoles américaines recourent ainsi à des techniques de game design pour mobiliser leurs citoyens et les impliquer dans l’élaboration et la gestion de leurs services publics. Dans Games, Powers, and Democracies, Gianluca Sgueo, professeur en sociologie politique à l’université de New York, qualifie ce phénomène de « gamification de la gouvernance ». En 2017, Santa Monica a ainsi lancé CitySwipe, le « Tinder de la planification urbaine », qui permet aux résidents de « swapper » pour ou contre les projets d’urbanisme proposés par la ville.

Si la gamification favorise la démocratie participative et incite les citoyens à s’investir davatange dans la vie publique, Sgueo rappelle dans son essai qu’elle présente néanmoins des risques pour la démocratie elle-même. Parmi ces dérives, les problématiques relatives à la protection de la vie privée. Le système de crédit social chinois donne ainsi à voir une gestion autoritaire et étatique des masses de données personnelles requises au bon fonctionnement de ce mode de gouvernance.

La démocratie par le jeu ?

En tant que médium et industrie de masse, le jeu vidéo peut-il contribuer au renouvellement — et à l’enrichissement — de la vie politique de nos sociétés démocratiques ?

D’un côté, on voit qu’en permettant des échanges plus horizontaux entre la société civile et les institutions et en favorisant la participation citoyenne, celui-ci présente de nombreux atouts en matière de démocratie participative et culturelle. Le jeu favorise l’éducation populaire au comportement démocratique, et de nombreuses applications politiques sont possibles en ce sens. Certains jeux de stratégie, de rôle ou de construction pourraient par exemple contribuer à former les citoyens aux processus de décision et de gestion politiques.

D’un autre côté, le plus souvent, les usages politiques du jeu restent anecdotiques et relèvent plus du gadget que de l’outil démocratique. Il est peu probable que les jeux vidéo et leurs applications dérivées, comme la gamification, deviennent à terme le pivot de la démocratie numérique. Mais comme le démontrent les quelques exemples ci-dessus, sa politisation contribue à divers niveaux à favoriser la « démocratisation de la démocratie » — et du jeu vidéo en lui-même. Ce qui, dans un contexte de montée des régimes autoritaires à travers le monde, ne saurait faire du mal à nos sociétés.

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