La personnalisation en ligne : une histoire dont vous êtes le héros ?
À grands renforts d’innovations technologiques, la personnalisation en ligne représente un marché de plus en plus juteux. Vendue comme une expérience dont vous seriez le héros, la tendance masquerait une facette sombre des entreprises du numérique…
Avouons-le une bonne fois pour toute. Que ce soit au restaurant, dans une boutique ou en soirée, nous aimons tous profiter d’un traitement de faveur. Pour certains, c’est ce café offert avec l’addition, cette bonne place dans le carré VIP ou cette remise gratifiée d’un clin d’oeil pour une paire de baskets. Il fait toujours bon se sentir privilégié. Il ne fallait donc pas attendre bien longtemps avant que cette aspiration ne se matérialise aussi dans nos existences numériques.
Quand le client est ROI
Depuis quelques années, la personnalisation se fait une place de plus en plus importante dans la stratégie commerciale des acteurs digitaux. Une étude de 2018 réalisée par Accenture Strategy révèle que 50% des Français souhaitent bénéficier d’une attention particulière en tant que « bon » client tandis que deux tiers des consommateurs se disent susceptibles d’acheter auprès d’une marque qui individualise son expérience client.
À l’inverse, rater le virage de la personnalisation s’avérerait fort préjudiciable pour ceux qui voudraient vendre un service en ligne. En effet, la même étude souligne qu’un Français sur deux irait voir ailleurs quand il juge que son expérience d’achat n’est pas assez personnalisée. Cette « erreur » stratégique aurait même déjà coûté plus de 102 milliards d’euros aux entreprises.
Cette ruée vers la personnalisation n’embarque pas que le secteur du e-commerce. Le marché des médias et du divertissement sur Internet - qui pèserait 2600 milliards de dollars dans le monde selon PwC à l’horizon 2023 - se retrouve lui aussi frappé du sceau de l’individualité. Nous savions déjà que certaines plateforme, comme Netflix, investissent beaucoup d’argent dans leurs algorithmes de recommandation leur permettant d’adapter l’expérience de visionnage à chaque utilisateur.
L’étude d’Accenture Strategy abonde : « L’expérience média personnalisée séduit de plus en plus les consommateurs, et les entreprises conçoivent des offres et des modèles économiques autour de cette personnalisation, rappelle-t-elle. Une dimension de personnalisation intrinsèquement sociale, puisque les utilisateurs partagent ou recommandent des playlists sur des plateformes de musique à la demande ou jouent à des jeux vidéo en réseau. »
Parmi la multitude d’outils qui véhiculent la tendance : les enceintes connectées, dont le taux de croissance caracole à 38,1%, avec une estimation de 440 millions d’appareils vendus dans le monde en 2023.
« Une promesse qui ne se suffit jamais à elle-même »
Vous l’aurez compris, il ne va pas falloir s’étonner si dans les années qui viennent, votre moi et sur-moi intéressent fortement les grands acteurs du numérique. Pourtant, selon certains spécialistes, la personnalisation est une idée vieille comme un bug de l’an 2000. C’est il y a près de deux décennies, avant la naissance du web 2.0 qui allait faire de l’internaute un acteur à part entière de son expérience en ligne, que l’on a vu apparaître le terme de « personnalisation » en ligne. Le concept provenait lui même de celui de « customisation de masse », développé à l’aube des années 90, dans le sillage de l’avènement du e-commerce.
Ahlem Abidi-Barthe a bien suivi le phénomène. Elle est la première, en 2004, à avoir consacré une étude scientifique à la question. Un fait d’arme qui lui permet de rappeler que c’est d’abord chez Land’s End - une marque de vêtement américaine - que les utilisateurs pouvaient faire le test d’une expérience nouvelle, en personnalisant notamment leurs t-shirts et leurs pantalons. Depuis, une nuée de services a fleuri avec plus ou moins de succès : des playlists à faire soi-même, aux jeux vidéo immersifs en passant par des logiciels de retouche-photos en ligne.
Plus de dix ans après ses travaux, Ahlem Abidi-Barthe soutient que la personnalisation répond désormais à des objectifs de fidélisation, d’audience, d’achats… La notion s’est également précisée pour finir par être décorrélée de celle de la customisation.
Quand les deux concepts permettent de fournir une expérience unique aux internautes, la personnalisation fait aujourd’hui référence aux choix que proposent les plateformes en ligne en fonction de vos préférences. Et donc, de vos données personnelles, comprises comme le véritable terreau sur lesquelles ont poussé les dernières innovations en la matière. Un partage d’un article sur l’alimentation durable ? Vous trouverez une publicité sur vos réseaux sociaux pour le magasin bio de la région. Une petite géolocalisation à Biarritz ? Vous recevrez une notification push pour des maillots de bain…
CQFD ? La personnalisation en ligne est aussi l’instrument redoutable des stratégies publicitaires extrêmement bien ciblées des géants du numérique. Un aspect qui rappelle les dérives bien connues des GAFA et l’utilisation commerciale des empreintes numériques des internautes du monde entier.
Véritable cri d’alerte dans la flopée de témoignages bienveillants concernant la personnalisation, celui de Hubert Guillaud - journaliste français et animateur du blog du Monde « Internet Actu » - braque tout particulièrement le danger qui couve derrière cette chevauchée vers la singularité sur Internet.
Pour lui, la personnalisation est un mythe, « une promesse qui ne se suffit jamais à elle-même : sa précision, son efficacité, son adaptabilité sont toujours améliorables et perfectibles ». Ainsi, elle nécessite toujours plus de données, d’informations, tel « un puit sans fond qui espère toujours trouver dans notre intimité l’information ultime qui nous caractérisera uniquement, exactement et complètement », écrit le blogueur.
En vérité, très loin de flatter nos doléances et de répondre à nos satisfactions personnelles, les grandes entreprises en ligne nous auraient déjà catégorisés en nous essentialisant dans des cohortes - d’âges, de profession, de milieux sociaux. Et Hubert Guillaud de conclure : « L’opacité des traitements, les catégorisations dont nous sommes les sujets (…) nous fait croire que le monde tourne autour de nous quand nous n’en sommes que le produit ».
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