Le digital labor : les labeurs du numérique
Internet et ses plateformes de micro-tâches seraient devenus un instrument de servitude volontaire pour nombre de travailleurs du numérique. Réflexion sur la notion de « digital labor » : serions-nous tous des travailleurs invisibles du Web ?
Cela a pris un peu de temps. Quand Lorenzo a été embauché, il a fallu attendre un peu avant de se rendre compte que quelque chose ne tournait pas rond. « C’est devenu une drogue. On se levait tous la nuit pour aller vérifier les statistiques, le nombre de vues, ce que ça pouvait nous rapporter. » Il y a quatre ans, Lorenzo a signé un CDI dans une société qui avait pour ambition de devenir le média non-anglophone le plus lu du monde.
Depuis, il n’existe plus et Lorenzo est parvenu à se désintoxiquer des objectifs de performance infernaux que lui demandaient ses patrons. « J’étais rédacteur en chef de l’édition italienne, explique cet expat de 35 ans installé à Paris. Je devais écrire des articles mais aussi commissionner des pigistes pour qu’ils rédigent le plus grand nombre de papiers sur un sujet qui buzzait, du type Lady Gaga. La logique était simple : plus l’article avait de visites, plus tu gagnais de l’argent. »
Micro-tâches, maxi stress
Les possibilités sont loin d’être infinies. Le budget maximum pour un article est fixé à 24 euros. Et encore, il faut que ce dernier dépasse les 500 000 vues. Résultat, pour en tirer profit, il faut écrire beaucoup. Énormément même. « On ne savait plus quoi dire aux gens qui nous écrivaient à trois heures du matin parce qu’ils avaient vu une mini info sur Game of Thrones, continue-t-il. C’était devenu obsessionnel, les gens devenaient fous et les pigistes se livraient une véritable guerre pour être le premier à faire le buzz. »
L’enrichissement personnel, la concurrence, la pression, les micro-tâches… il semblerait que l’histoire de Lorenzo préfigure aujourd’hui ce que beaucoup appellent « l’ubérisation » du travail (du nom de l’application, ndlr). L’ubérisation ? Du côté des partisans : la possibilité de travailler partout, tout le temps, en toute indépendance. Du point de vue des détracteurs : une nouvelle aliénation qui ne dit pas son nom, une pression permanente et des burn-out.
Quoi qu’il en soit, les données Eurostat (de 2014, ndlr) montrent que les emplois précaires et atypiques progressent. Ils représenteraient désormais 32% du total des emplois en Europe. S’il est encore très difficile d’isoler le secteur d’activité qu’ils recouvrent en majorité, ces nouvelles formes du travail ont quasiment toutes un point commun : le numérique.
Il est encore trop tôt pour savoir précisément à quand remonte l’apparition de la notion de « Digital Labor », mais beaucoup mentionnent une conférence de 2012, organisée aux États-Unis et intitulée « The Internet as playground and factory ». Difficilement traduisible en français, elle a cependant vite été théorisée dans l’Hexagone par des sociologues comme Antonio A. Casilli et Dominique Cardon qui donneront au concept son premier ouvrage d’envergure, Qu’est-ce que le digital labor ? (aux éditions de l’INA).
Pour le définir, les deux auteurs commencent par dire ce qu’il n’est pas : il ne concerne ni un ensemble de personnes qui travaillent dans le numérique (ingénieurs, développeurs, informaticiens etc.) pas plus qu’un groupe de travailleurs qui seraient à la solde de géants du digital (comme par exemple le personnel des « fermes à clics » dans les pays dits « défavorisés »). Il s’agirait d’une notion - « toujours en voie de théorisation », insistent les auteurs - qui « refuse de faire l’impasse sur les phénomènes de captation de la valeur par les plateformes numériques ». En clair, le digital labor se construit sur une pensée critique qui vient directement interroger les nouvelles formes de travail sur Internet.
L’ancienne activité de Lorenzo pourrait tomber dans une première définition. La précarité associée à l’appât du gain que provoquent les micro-tâches peuvent s’apparenter à du digital labor. Comme le fait qu’un chauffeur Uber ou un livreur Deliveroo enchaîne les heures et les boulots pour pouvoir joindre les deux bouts. Seulement, les sociologues constatent que l’écosystème numérique réunit de plus en plus de conditions propres à cette forme de travail.
Sur la Toile, de nouvelles sociétés comme FoulFactory, Upwork ou Amazon Mechanical Turk proposent à des travailleurs indépendants de réaliser des micro-tâches. Pour 20 centimes, il vous sera possible d’enregistrer votre voix pour le compte d’un logiciel de montage ou de sélectionner un morceau pour une playlist « Good mood » sur Spotify.
Ces plateformes de micro-travail représentent aujourd’hui une part croissante de l’emploi. Une étude menée par l’Oxford University estime que dans 20 ans, aux États-Unis, 30% des travaux seront structurés selon les caractéristiques du digital labor. La même étude montre que dans le monde, ce travail alternatif a connu une progression importante depuis 15 ans, au point de représenter 16% de la force de travail actuelle. Et cela n’est pas prêt de s’arrêter : le marché du digital labor, évalué à 2 milliards de dollars en 2013 par la Banque Mondiale, ne cesse de grandir et pourrait atteindre, selon l’institution, entre 15 et 20 milliards de dollars en 2020…
L’hyper-travail
S’il n’avait jamais entendu parler du concept, Lorenzo n’est pas surpris de la pensée critique qui couve derrière le digital labor. Mieux, il la soutient. « Il suffit de rentrer dans un Uber pour s’apercevoir que les gens sont au bout du rouleau. Quand on regarde l’ubérisation du travail, comment ne pas trouver cela néfaste ? On a perdu la vision d’ensemble. On est comme dans une chaîne de montage où chacun accomplit une tâche spécifique sans comprendre le sens général de son action. » Antonio Casilli et Dominique Cardon préfèrent, quant à eux, renvoyer à l’idée du « travail en miette » théorisée par le sociologue George Friedmann dans les années 50. Là où beaucoup de jeunes travailleurs du digital labor ont l’impression de produire de la valeur et d’arrondir leurs fins de mois, les deux auteurs y voient un néologisme - « tâcheronner » - et une nouvelle ère dangereuse : celle de l’« hyper travail ».
Parce que le digital labor soutient aussi une philosophie critique de notre époque : nous serions en situation de travail permanent. Autrement dit, il serait extrêmement difficile de quantifier un temps de travail sur le web dès lors que la frontière entre nos vies professionnelles et nos vies personnelles se révèle de plus en plus poreuse.
Cela dit, Casilli et Cardon balaient d’un revers de main le droit à la déconnexion ou les conseils de « digital detox » préconisées par nombre d’acteurs. Leur réflexion sur le digital labor admet une vision encore plus pernicieuse : nous serions tous des travailleurs invisibles sur Internet. À partir du moment où nous avons consenti à donner de la valeur aux géants du numérique, nous serions tous des « travailleurs qui s’ignorent ». Cela peut aller de la rédaction d’un commentaire sur TripAdvisor à l’édition de son profil sur LinkedIn.
Selon les sociologues, « d’autres entreprises comme YouTube, Facebook ou Flickr prospèrent même grâce aux pratiques contributives du Net en faisant avec les internautes un pacte implicite : à vous l’enrichissement personnel lié aux possibilités de communication et de partage en ligne, à nous l’enrichissement financier lié à la monétisation de ces activités. »
Alors, sommes-nous tous aliénés par Internet ? ll est sûrement trop tôt pour tirer des conclusions compte tenu de la précocité conceptuelle du digital labor. Il n’empêche que cette nouvelle pensée critique vient de nouveau bousculer le crédit d’Internet et de ses acteurs. Et provoquer une nouvelle prise de conscience chez les utilisateurs ? En tout cas, une chose est sûre pour Dominique Cardon : « Internet était sympa, il ne l’est plus ».
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