This website requires JavaScript.

Numérique Éthique vous est utile (ou pas) ? Dites-nous tout en 5 minutes ici

Acculturation
Article

Le slow web : ralentir, pour mieux agir

05.07.2019

Porté par un vent de contestation qui souffle depuis les États-Unis, un mouvement arrive en France : le slow web. C’est à dire un Web éthique qui redonne à l’Internaute les pouvoirs face aux agissements des géants du numérique. Faisons le bilan, calmement.

Ils ont des salaires à six chiffres, profitent de nourriture gratuite et peuvent travailler de n’importe où, quand ils veulent. Les salariés de ce monde que l’on appelle désormais communément « la tech » semblent vivre une période faste. Et pourtant, ils ne sont pas contents. Depuis peu, on ne compte plus les pétitions, tribunes voire perturbations d’assemblée générale à l’encontre des grands groupes de l’industrie numérique. En cause ? Leurs orientations politiques, les soupçons de scandales ou encore les choix de partenariats glissants avec des pays ou des industries sulfureux. En novembre dernier, aux États-Unis, ce sont 20 000 des 100 000 salariés de Google qui ont défilé devant les différents bureaux de l’entreprise dans le monde entier afin de protester contre le traitement des cas de harcèlement sexuel. Quelques mois auparavant, 4000 salariés avaient également signé une pétition en faveur de l’annulation du contrat Maven, qui prévoyait une collaboration avec l’armée américaine pour développer un outil de surveillance militaire. Ailleurs, devant le siège d’Amazon par exemple, des milliers de salariés demandaient au patron de la firme, Jeff Bezos, d’adopter une politique plus active contre le réchauffement climatique. Enfin chez Microsoft, des employés ont vivement dénoncé la vente de casques de réalité virtuelle et l’hébergement de données de l’armée.

Le charme discret des bibliothèques

Longtemps ventilé par la culture du secret et de l’omission, l’univers parallèle des géants du numérique se retrouve soufflé par un vent de révolte. Outre-Atlantique, cet activisme nouveau participe d’une prise de conscience quant à la responsabilité - aussi gigantesque que leur puissance - des GAFA face aux grands enjeux mondiaux. Et en France ? On aura beau chercher, il existe peu d’« objecteurs de conscience » comme ils s’auto-proclament aux États-Unis. Soit un personnel salarié capable de s’organiser collectivement pour dénoncer les pratiques regrettables des grands groupes de l’industrie numérique. Pourtant, c’est bel et bien dans l’Hexagone qu’est né un mouvement de rébellion face aux entreprises de Palo Alto. Nom de code ? Le slow web. Inspiré de la slow food, il entend redonner aux internautes le contrôle de l’utilisation des plateformes numériques, et comme son nom l’indique, tout en prenant son temps. Il s’agirait, loin de l’immédiateté et de la vitesse qu’impose les outils numériques actuels, de créer un univers intellectuel et culturel propice à la création, au partage et au respect des libertés individuelles de chaque individu. En d’autres termes, un Web éthique dans lequel toutes les dérives des géants numériques n’auraient pas lieu d’être.

Comme un pied de nez à l’envahisseur américain, la première plateforme française de slow web s’appelle Dissident et tire son nom de ces insoumis qui en URSS s’échangeaient des livres interdits sous le manteau, afin de pouvoir contourner la propagande et réfléchir par eux-mêmes. Mis en ligne fin 2017, le site propose de repenser notre manière d’utiliser le Web face aux diktats des GAFA. Premièrement, sortir de leurs écosystèmes en refusant l’uniformisation de leurs services. Autrement dit, ces dix mêmes applications que vous avez sur votre smartphone. Deuxièmement, ne pas céder à la tyrannie de la facilité où les algorithmes décident pour nous. Pour les fondateurs de Dissident, c’est bien simple : « On nous impose de nous comporter comme des ados attardé.e.s. On nous promettait des services simples, nous nous retrouvons avec des outils qui nous infantilisent ». Résultat ? La plateforme entend donner aux Internautes les capacités à quitter la superficialité en les ramenant à l’Internet existant avant l’avènement des smartphones. Un Internet dans lequel, comme le décrit le manifeste de Dissident, il s’agit de « revivre l’expérience de la sérendipité, le temps de la respiration et les expériences épurées comme la joie de trouver un livre splendide dans une bibliothèque ou une perle dans un bac de vinyles ».

« Des boîtes opaques bourrées d’algorithmes qui ont conditionné nos vies »

Pour que vous puissiez retrouver les saveurs de vos après-midis à la médiathèque, Dissident a créé trois interfaces. Desktop recrée un bureau en rassemblant vos fichiers dans différents services (Dropbox, Google Drive…). Reader permet quant à lui d’agréger du contenu texte comme comme dans un flux RSS en hiérarchisant soi-même l’information. Enfin, The Library collige tout un ensemble d’œuvres et de documents tombés dans le domaine public. Les trois services proposent un design neutre, sans logo pour que les utilisateurs restent au centre de leur expérience de navigation. La grande philosophie des fondateurs de Dissident est exprimée dans leur vision d’un Internet indépendant et éthique. Indépendant car il s’agit de retrouver la diversité de ce qui fait la nature du réseau, par définition multiple et quasi-infinie. Éthique car il propose d’éviter toute aspiration de données et de proposer des « espaces sains » que l’utilisateur peut quitter à tout moment.

Dissident repose sur un plan d’abonnement payant, seul modèle économique permettant de garantir son indépendance. La plateforme anticipe le besoin de l’Internaute de se créer son propre espace, protégé et personnel. « Un jardin secret », selon les mots des créateurs, pensé comme une bulle d’oxygène dans un espace numérique où il ne serait plus possible de posséder quoi que ce soit de privé. Ce n’est pas hasard si l’idée vient de Tariq Krim, fondateur de Netvibes et grand pourfendeur des pratiques opaques des GAFA. Avec Dissident, l’entrepreneur français entend aussi proposer un nouveau projet de société fondé sur l’empowerment (l’autonomisation) des utilisateurs. « Après la guerre, on a laissé se construire de gigantesques plateformes agroalimentaires qui nous vendaient des boîtes sur lesquelles nous ne savions rien, raconte-t-il dans une interview accordée à D2SI. Les publicitaires nous faisaient croire que ces aliments bourrés de sucres et de produits chimiques avaient été fait à la campagne. C’est exactement ce qu’il s’est passé avec les réseaux sociaux, ce que nous avons eu ce sont des boîtes opaques bourrées d’algorithmes qui ont conditionné nos vies. »

Au-delà de son combat contre les pratiques immorales des géants du numérique, Tariq Krim est aussi parti en croisade contre le temps que leurs services nous prend. C’est après un voyage initiatique à Bali en 2016 qu’il décide de théoriser ses notions à propos de l’attention. L’idée forte : la plupart des services sur nos téléphones nous empêchent de vivre l’instant présent. L’Internet des GAFA ne se préoccupe pas du passé ni du futur puisque nous vivons désormais dans un monde immoral où nos prochaines initiatives, conversations ou recherches en ligne peuvent se convertir n’importe quand en actions monétisables. La philosophie du slow web s’oppose donc à la devise de Facebook à l’usage jusqu’en 2014 : « Move Fast and Break things ». Le véritable mot d’ordre ? Ralentir, en acceptant une bonne fois pour toute qu’il ne s’agit en rien de tout casser mais admettre que le réel plaisir de la navigation est le fruit de la patience et de situations imprévisibles. Pour le coup, il va peut-être falloir expliquer aux objecteurs de consciences américains que leur combat prendra un peu de temps.

Retour