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Usages numériques
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Pénurie dans la tech : le bug de l’an 2020

03.01.2020

En retard et mal accompagnées, les entreprises peinent à recruter des talents du numérique pour parfaire leur mue digitale. C’est grave, développeur ?

À voir son bureau, rien ne semblait prédestiner Flavien à devenir développeur front-end. Sur le grand espace de travail qu’il s’est confectionné chez lui à l’aide d’une planche et de deux tréteaux, s’amoncellent des livres sur la typographie, des photos prises avec un jetable, une dizaine de crayons de couleurs, un vieil album de Kendrick Lamar et une palette graphique. « Je continue quand même à faire un peu de graphisme », confie-t-il avec un thé qui fume. En vérité, c’est bien normal.

Flavien a quand même poursuivi cinq ans d’études, au sein de deux écoles d’art appliqué à Paris avant de se faire les dents dans la DA de médias indépendants. De son propre aveu, le jeune trentenaire s’est éclaté dans la presse, en glissant sur une époque où « tout était à refaire », les mentalités et les chartes graphiques. Et pourtant, après quelques années de plaisirs éditoriaux, le graphiste s’est réorienté.

Taper dans les poubelles

En bénéficiant d’une formation interne au sein de sa rédaction, il s’est peu à peu découvert une vocation pour le code et les langages informatiques. « Ça me bottait de construire des sites, et puis à la fin, je pouvais jumeler ma formation de graphiste à mes compétences de développement. J’avais l’impression de maîtriser un projet de A à Z », explique-t-il. À tel point que Flavien est parti tout faire tout seul.

Il y a 4 ans, le jeune apprenti a monté sa boîte d’auto-entrepreneur en tant que développeur front-end et s’est installé à domicile, dans son appart du 18ème arrondissement de Paris. Depuis, « c’est le feu », comme on dit pour signifier que les choses évoluent bien. « J’ai l’impression de trouver du boulot en tapant dans une poubelle. » Comme dans un jeu vidéo, il suffirait de toucher une case avec la tête pour que les offres dans le numérique poussent comme des champignons.

Sauf que dans la réalité, l’écosystème de la tech ne fait pas passer Flavien pour un bonimenteur. Dans une étude très complète réalisée par Inop’s1 le trimestre dernier, 99 % des acteurs de ce qu’on appelle les ESN (Entreprises de service du numérique) et des PME de 1 à 250 salariés, vont recruter en 2020. Emportées par leur mutation vers le tout numérique, les sociétés recherchent constamment de nouveaux collaborateurs capables d’assumer des tâches techniques.

En haut de la liste des besoins en recrutement ? Développeur, intégrateur, testeur, spécialiste cybersécurité, consultant, ingénieur, product owner, scrum master, data scientist, expert blockchain… En somme, tout ce que l’industrie du web a enfanté comme nouveaux métiers et qui ne cessent de remplir les offres d’emplois disponibles partout. Jusqu’au débordement.

1,5 million. Ce n’est pas encore le salaire annuel de Flavien mais selon le cabinet de recrutement américain Korn Ferry, le nombre de salariés hautement qualifiés qui pourraient venir à manquer dans le numérique en France à l’horizon 2030. Pour ce qui est d’aujourd’hui, il manquerait 79 000 professionnels du secteur d’après Pôle emploi.

Des chiffres suffisamment importants pour conduire l’ensemble de l’écosystème à parler de pénurie. Un comble lorsqu’on entend parler de chômage et de fins de mois difficiles. Un véritable enjeu pour le gouvernement français et sa French Tech ainsi que pour les entreprises qui peinent à parfaire leur mue digitale. En convertissant financièrement les prévisions de Korn Ferry et de Pôle Emploi, les sociétés de l’Hexagone chiffrent le manque à gagner à plus de 175 milliards d’euros, soit près de 6,5 % du PIB du pays. 66 % des entreprises se disent victimes de la pénurie de talents dans les métiers du numérique.

Par rapport à leur besoin en recrutement, elles arrivent à recruter en moyenne 1 profil sur 2 besoins ouverts. Plus d’un quart des entreprises mettent entre 3 et 6 mois pour trouver un profil expert. Alors que les innovations technologiques et les initiatives du monde de la tech dopent le chiffre d’affaires des ESN, elles seraient 57 % à se dire freiner par le recrutement de talents.

Geek et sexy

Comment en est-on arrivé là ? Selon les experts, les entreprises françaises auraient mis trop de temps à embrasser les opportunités du numérique, noyées par des processus pénibles et un manque de culture malheureux. Pendant trop longtemps, le secteur de la tech est resté un univers complètement hermétique, bourré de fantasmes selon lesquels des enfants en perpétuelle crise d’adolescence s’échangeraient des lignes de codes seuls derrière leur PC.

Mais à mesure que les clichés se révélaient, ce petit monde incompris est devenu grand, prouvant sa valeur dans des start-ups valorisées un milliard ou à la lumière d’événements gigantesques. Dans son préambule, l’étude d’Inops introduit aussi un certain renversement de valeurs par la voix de son président Laurent Lévy : « Avec Apple, l’informatique a changé de visage et Steve Jobs a donné un nouveau sens à deux mots : développeur et design. Il a transformé le crapaud en prince charmant : le développeur un peu “nerd” est devenu un geek assez cool, le code est devenu la langue dans laquelle s’écrit et s’invente le monde du XXIème siècle. Depuis, on ne parle plus d’informatique mais d’IT, de digital, de data, c’est plus sexy ! »

Ce qui l’est moins, c’est l’état de la formation en France que d’aucuns pointent du doigt lorsqu’il s’agit d’expliquer la pénurie de talents numériques. Trop peu de formations télescopent l’appétit du marché même si des efforts sont en passe d’être concluants.

Après l’énergie d’acteurs indépendant comme Simplon, l’Éducation Nationale essaye de rattraper son retard. À travers la fameuse École 42, on assiste également à un foisonnement de nouvelles écoles spécialisées. Plus de 400 établissements ont obtenu le label de « Grande école du Numérique », une initiative lancée en 2015 par le gouvernement pour développer de façon intense les filières de formation tech.

Parmi les autres préconisations des spécialistes : repenser les modèles de travail en freelance avec les talents de la tech, faire davantage de place aux femmes dans un secteur où elles doivent encore jouer des coudes, décomplexifier les métiers du numériques et arrêter de chercher le mouton à cinq pattes qui pourrait à la fois soigner votre charte graphique et vos lignes de codes. Quoi que, si vous tapez dans la poubelle de Flavien…


1 Pénurie des talents IT : les recruteurs lorgnent vers les freelances, Véronique Arène pour Le Monde Informatique, publié le 30 Octobre 2019, url : https://www.lemondeinformatique.fr/actualites/lire-penurie-des-talents-it-les-recruteurs-lorgnent-vers-les-freelances-76942.html

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