Réalité virtuelle : sentiment de présence et dissociation au service des thérapies
Après s’être intéressés aux premières applications de la réalité virtuelle, Emilie Ropert-Dupont, autrice, et Bahman Ajang, psychologue, s’interrogent sur ses effets sur notre cerveau, notre corps et nos comportements.
Suite du premier épisode consacré à l’avènement de la réalité virtuelle et ses premières applications.
Réalité virtuelle et sentiment de présence
La réalité virtuelle (dite VR) entraîne un effet tout à fait particulier, appelé le « sentiment de présence » : le sujet se sent présent dans le monde virtuel et interagit avec lui comme s’il était réel.
La conjonction de l’immersion, de l’incarnation corporelle et des possibilités d’interaction de la VR créent ce phénomène auquel les sciences cognitives se sont intéressées. Les professionnels de la santé mentale ont mis en application la réalité virtuelle à fins thérapeutiques dès le début des années 2000.
Les études comportementales ont révélé que, même dans un environnement virtuel peu réaliste au niveau graphique, les sujets immergés pouvaient manifester de fortes réactions. Ils reculent par exemple lorsqu’un avatar entre dans leur sphère corporelle, et expriment de la peur voire s’enfuient devant un départ de feu virtuel. Comment expliquer ces réactions de l’esprit humain face au virtuel ?
Le cerveau est « bon public » lorsqu’il s’agit de s’évader de son environnement réel immédiat. En témoignent notre tendance naturelle à rêvasser dans les transports (même si les smartphones occupent de plus en plus cet espace mental vacant), nos rêves nocturnes, ou encore la facilité avec laquelle nous plongeons dans la lecture d’un roman ou sommes absorbés par le visionnage d’un film.
Par ailleurs, par souci de rapidité et d’économie d’énergie cognitive, notre système nerveux s’appuie sur un petit nombre d’informations clefs de type visuel. La réalité virtuelle nous fournit suffisamment de données pour susciter le sentiment de présence et contribuer à un phénomène psychologique appelé « dissociation ».
La conscience du monde réel, bien que toujours présente, passe au second plan, de sorte qu’il devient possible de vivre des émotions authentiques provenant des interactions avec le monde virtuel.
Des études doivent encore le confirmer mais le cerveau semble traiter ces informations virtuelles comme si elles étaient réelles, ce qui est déjà le cas sous hypnose.
Cette dissociation conjuguée avec le sentiment de présence peut avoir un effet radical sur le sujet, comme l’illustrent des captations vidéo d’usagers de jeux d’épouvante montrant certains jeunes terrorisés, criant et parfois sautant au point de faire tomber leur casque de réalité virtuelle. D’autres oublient l’espace d’un court instant leur environnement réel et ses contraintes en sortant de l’espace de jeu et entrent en collision avec un meuble ou un mur bien tangible !
En cohérence avec ces effets, de nombreuses études montrent que l’incarnation d’un avatar peut modifier les comportements durant l’immersion, et même parfois de façon persistante une fois de retour dans le monde réel.
Une étude1 visait ainsi à encourager la responsabilité des participants relativement à leur consommation de papier en diffusant des informations sur cette industrie et en présentant tout le processus à partir de la coupe des arbres.
Les résultats ont montré que comparativement à un groupe de sujets lisant un texte ou un autre visionnant une vidéo, c’est le groupe qui a été immergé dans un environnement virtuel, dans lequel ils devaient abattre un arbre en le sciant, qui a le plus bénéficié du programme. Ils persistaient, jusqu’à une semaine après, à économiser vingt pour cent de papier en plus que les autres !
Une autre étude a montré des effets sur la cognition. L’objectif était d’observer si l’incarnation d’un avatar reconnu dans la culture populaire pour sa grande intelligence scientifique, en l’occurrence Albert Einstein, aurait des conséquences sur les capacités de planification et de résolution de problèmes.
Des techniques éprouvées en psychologie se pratiquent depuis de nombreuses années pour renforcer l’estime de soi des sujets fragilisés. Le thérapeute propose, grâce à différents procédés, un changement de perspective au sujet qui s’imagine être une personne différente.
Il peut cependant s’avérer difficile, en fonction des personnes et des moments, de mobiliser cette capacité imaginative. La réalité virtuelle, grâce aux caractéristiques décrites précédemment que sont l’immersion, l’incarnation corporelle et l’interaction, favorise cette décentration mentale du sujet qui est nécessaire à la thérapie.
Parus le 11 juin 2018, les résultats de l’expérience intitulée « Virtually Being Einstein », menée par l’Université de Barcelone, sont tout à fait révélateurs.
Comparant deux groupes de quinze hommes incarnant, dans le premier, un corps d’Einstein virtuel et dans le second, un corps d’adulte lambda, l’étude utilise le « test de la Tour de Londres », qui évalue les habiletés en capacités de planification, d’organisation et de résolution de problème.
On observe alors une amélioration des performances chez les personnes ayant une faible estime de soi, à l’inverse des personnes bénéficiant déjà d’une bonne opinion d’eux-mêmes.
Les auteurs de l’étude font l’hypothèse qu’incarner l’avatar d’Einstein aurait permis de sortir des schémas de fonctionnement cognitif et émotionnel habituellement adoptés face à une activité intellectuelle de résolution de problème.
Se vivre dans la peau de ce génie aurait déclenché l’utilisation de capacités cognitives présentes mais pas toujours ou difficilement mises en œuvre en raison d’un manque de confiance en soi et d’une « anxiété de performance » - terme utilisé en psychologie des apprentissages.
Des applications prometteuses
Le réalisme des environnements simulés et la capacité de facilement contrôler les composantes de cet environnement explique pourquoi cette technologie a, dès ses débuts, intéressé les chercheurs en santé mentale.
Dans le cas des thérapies dites d’exposition par exemple, la réalité virtuelle constitue un apport majeur dans le traitement de certaines phobies. Confrontés graduellement, au fil des séances, à la situation ou au lieu déclencheur, les patients voient leur réaction phobique diminuer.
Dans le cas de l’agoraphobie, la VR offre la possibilité au thérapeute de moduler l’exposition à l’élément posant problème avec une précision sans précédent. Une telle exactitude est ardue voire impossible à obtenir pour les thérapies classiques in vivo.
Le patient se verra ainsi exposé avec une graduation fine et optimalement adaptée par le thérapeute à des environnements de plus en plus denses en termes de passants ou d’automobiles, dans des contextes tels que des couloirs de métro, des rues, des places ou des autoroutes.
La réalité virtuelle apporte également une plus grande sécurité, puisqu’elle évacue tout risque, comme lors de l’exposition à un balcon dans le cas du traitement de la phobie des hauteurs. De plus, pour ces thérapies qui nécessitent un travail en extérieur, les patients apprécient la discrétion que permet le recours à la réalité virtuelle en cabinet et ressentent moins d’appréhension.
Le recours à cette technologie diminue drastiquement les évitements et refus de certaines séances, fréquentes dans ce domaine, passant de 27% d’annulation pour les thérapies in vivo à 3% en virtuel. Enfin le coût de ces thérapies, ne nécessitant pas d’être accompagnées par le thérapeute en extérieur, est diminué, ce à quoi s’ajoute aussi fréquemment une diminution du nombre de séances nécessaire pour une efficacité équivalente.
La représentation du corps et son incarnation à la première ou à la troisième personne par des avatars virtuels est par ailleurs d’une aide fructueuse dans le domaine des troubles alimentaires. L’image du corps pose en effet une difficulté majeure dans les cas de « distorsion de l’image corporelle ».
Les patientes anorexiques, par exemple, perçoivent leurs corps en surpoids alors qu’elles sont en réalité en sous-poids. Les patientes obèses quant à elles peuvent manquer de repères ou de conscience relativement à leur corps, en être d’une certaine façon coupée dans leur représentation, leur perception, leurs ressentis.
Virtualisé et incarné à la troisième personne, le rapport au corps peut être ressenti de manière moins directe par les patientes. L’avatar représentant la morphologie de leur silhouette joue le rôle d’interface modulable pour le thérapeute. Cette technologie permet ainsi de mieux étudier et comprendre ce phénomène de distorsion, mais aussi de donner un outil supplémentaire aux thérapeutes pour agir sur les représentations des patientes.
Concernant un second axe d’intervention, qui consiste à aider les patientes à modifier leurs stratégies par rapport à la prise d’aliments, des simulations virtuelles où leur sont présentés les aliments dans des environnements réalistes (cuisine, salon) permettent d’observer et de mesurer leurs réactions pour ensuite leur proposer de s’entraîner virtuellement à adapter leurs comportements.
Les résultats d’études montrent une augmentation du nombre de sessions de travail grâce à un moindre coût et un plus grand confort de travail pour les patientes. En termes d’efficacité, les résultats sont équivalents et parfois supérieurs aux thérapies classiques pour les dimensions de réduction de la distorsion de l’image corporelle, de satisfaction de l’image corporelle, de diminution de l’anxiété et des troubles relatifs à l’alimentation.
1 Ahn, S.J., Bailenson, J.N., & Park, D. (2014). Short and long-term effects of embodied experiences in immersive virtual environments on environmental locus of control and behavior. Computers in Human Behavior, 39, 235-245
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