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Emilie Ropert-Dupont & Bahman Ajang

Emilie Ropert-Dupont est autrice et spécialiste des nouveaux contenus médiatiques / Bahman Ajang est psychologue cognitiviste et psychopédagogue, spécialiste des nouvelles technologies, leur utilisation, leur impact et leur régulation.

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    Réalité virtuelle : révolution, échec anticipé ou non-événement ?

    Dans ce premier article, Emilie Ropert-Dupont, autrice, et Bahman Ajang, psychologue, étudient l’évolution de l’utopie liée à l’avènement de la réalité virtuelle, et s’intéressent aux multiples applications et changements qu’elle engendre dans la société.

    La réalité virtuelle deviendra-t-elle une « super drogue » dans les années à venir, comme l’a prédit Steven Spielberg au moment de la sortie de Ready Player One ? Sera-t-elle synonyme de profits records pour les acteurs industriels qui ont « misé » sur cette technologie ? Facilitera-t-elle l’accès du plus grand nombre au savoir, à l’éducation ? Modifiera-t-elle notre rapport à notre corps, notre capacité à guérir ? Tandis que ces questions reviennent fréquemment dans les médias et chez les observateurs de cette technologie, les réponses tardent à faire consensus pour plusieurs d’entre elles.

    La VR a en tout cas déjà démontré sa capacité d’innovation et ses apports dans divers domaines. Nous explorerons ses applications notamment dans le champ médical, et tenterons de comprendre comment l’immersion agit sur l’esprit et les comportements.

    Les promesses de la réalité virtuelle : entre enchantement et désenchantement

    La réalité virtuelle, à l’instar d’autres innovations lorsqu’elles sont arrivées sur le marché, a parfois été abordée sous l’angle utopique. Il s’agit là d’un mécanisme déjà identifié, par exemple à propos de la radio, de la télévision, d’internet ou aujourd’hui concernant l’intelligence artificielle.

    Dominique Wolton avait nommé « prophéties de la communication » 1 ces discours dithyrambiques qui confondent la technique avec ses effets supposés. La réalité virtuelle a ainsi été présentée comme dotée de capacités qui lui seraient propres, réduisant la technique à sa seule dimension instrumentale.

    Ce faisant, on oublie - c’est d’ailleurs le cas actuellement lorsque l’on évoque l’intelligence artificielle - que ce sont les humains qui décident de l’utilisation des machines qu’ils créent, et non l’inverse ! La réalité virtuelle a par exemple été surnommée « machine à empathie », comme si ressentir ce qu’autrui éprouve devenait soudain possible. Les commentateurs ont également repris l’expression « effet waouh » pour qualifier l’effet de surprise ressenti par les utilisateurs.

    La VR s’inscrit dans une « utopie de la communication » 2 , et par extension une utopie des nouvelles technologies. Cette utopie est caractérisée par un certain nombre de promesses. Le numérique est par exemple associé à des termes tels que « dématérialisation », « transparence », « ubiquité », « accessibilité » qui forment un halo de croyances dans l’imaginaire collectif, sans que l’on sache exactement à quoi ils renvoient. Il en est de même pour la réalité virtuelle, accolée à l’idée d’immersion, d’empathie, d’expérience personnalisée, de nouvelles sensations, ou de plus grande acuité dans la compréhension de l’actualité.

    Cette vision utopique correspond à une première étape 3 : le lancement d’une nouvelle technologie entraîne un emballement médiatique qui se traduit par un horizon d’attentes démesuré, suivi d’une désillusion, puis d’une phase de normalisation où les caractéristiques de l’innovation deviennent plus objectives. Le marché se solidifie ensuite progressivement, qu’il s’agisse d’un marché de niche ou de produits qui atteignent un plus vaste public.

    Concernant la réalité virtuelle ce pic médiatique a eu lieu en 2014-2016, auquel a succédé une réaction de déception des commentateurs qui s’interrogent actuellement sur son avenir, voire craignent qu’elle ne prenne le chemin d’un échec commercial, comme cela a été le cas pour la 3D.

    Sortir de cette binarité enchantement/désenchantement n’est pas aisé. D’aucuns annoncent une concordance technologique pour bientôt, autour de 2020, avec l’arrivée de la 5G et de casques plus légers, atténuant ou supprimant les entraves au déplacement ainsi que la motion sickness (sensation de nausée, maux de tête).

    Difficile d’affirmer pour l’heure si cette perspective est annonciatrice d’un développement et d’une stabilisation du marché. Si le modèle économique reste à trouver, la baisse des prix des casques constitue néanmoins une première condition à la démocratisation de cet usage, qui a d’ores et déjà été adopté par de nombreux secteurs d’activité.

    Quels usages pour quels effets tangibles ?

    Il existe de multiples applications à la réalité virtuelle, circonscrites au domaine professionnel ou étendues au grand public. Outre le domaine vidéoludique (l’immersion dans les jeux vidéo) qui a très vite développé des contenus en réalité virtuelle, le tourisme, la formation professionnelle, la médecine, l’immobilier, l’industrie des loisirs, l’information, l’architecture, la psychologie ou encore la chirurgie font partie des secteurs qui utilisent cette technologie. Les avantages les plus évidents sont le gain de temps, les économies en ressources humaines et la possibilité de reproduire à l’envi telle ou telle situation.

    L’industrie du tourisme utilise par exemple la réalité virtuelle comme produit d’appel, pour donner envie au consommateur d’acheter un séjour en visitant une destination ou un lieu de résidence, ou en tant qu’activité à sensations fortes, comme voir les aurores boréales islandaises, survoler le Tarn à bord d’une montgolfière ou faire un trek dans la jungle tropicale.

    Il est également possible de vivre sa pratique sportive dans un environnement virtuel, en faisant son footing dans un décor de nature avec le chant des oiseaux en fond sonore, au lieu de se rendre dans le parc le plus proche.

    Les grands fabricants que sont Oculus, HTC ou Vive multiplient en outre leurs initiatives dans le domaine de la culture et de l’éducation, en finançant des programmes visant l’introduction de casques de réalité virtuelle dans les écoles ou les musées. Mais au-delà de l’intérêt financier potentiel, quels sont les apports des contenus pédagogiques en réalité virtuelle ?

    L’enthousiasme pour les nouvelles technologies appliquées au secteur éducatif est en effet régulièrement douché par les études qui rappellent l’importance d’un tuteur humain dans l’apprentissage de l’enfant. L’engagement actif de l’apprenant dépend en effet pour partie de l’interaction sociale avec l’adulte formateur, ce qui remet en question le mythe d’une nouvelle génération de digital natives multitâches, qui auraient développé leur propre méthode d’apprentissage.

    Ainsi la croyance en la capacité des artefacts technologiques, par exemple les tablettes, à améliorer les performances scolaires, a-t-elle été battue en brèche. Se trouve-t-on cependant dans le même cas de figure avec la réalité virtuelle ?

    Quelques pistes 4 intéressantes ont été formulées par Pascal Roulois, enseignant et chercheur en neuropédagogie. Selon lui, la réalité virtuelle permet d’incarner son apprentissage, dans la lignée des théories de l’embodiment. Ce concept issu de la psychologie cognitive a montré l’influence des expériences sensori-motrices sur notre manière de penser. Utilisée dans l’enseignement, la réalité virtuelle permettrait d’expérimenter physiquement des notions abstraites, et favoriserait l’acquisition de nouvelles compétences.

    Cette idée selon laquelle la réalité virtuelle déclencherait des émotions propres à mieux faire ressentir, et donc mieux appréhender certaines situations (la guerre en Syrie, l’épidémie d’Ebola, l’enfermement carcéral…) a également convaincu certains journalistes et producteurs de créer des expériences médiatiques en réalité virtuelle 5.

    Ces contenus demeurent pour le moment confidentiels, trop peu de foyers étant équipés de casques. La question des effets possibles de ces reportages sur les personnes qui les visionnent mérite toutefois d’être posée. Quelles sont les différences de perception entre un reportage classique, diffusé à la télévision ou sur internet, et un reportage en réalité virtuelle ? Entre un reportage conçu par ordinateur (Computer Generated Imagery), et tourné en 360°, c’est-à-dire entre des images construites numériquement et des captations d’images « réelles » ?

    Par Emilie Ropert-Dupont et Bahman Ajang


    Lire la suite consacrée aux applications thérapeutiques de la réalité virtuelle.

    1 Wolton Dominique, « Penser la communication », Champs essais, 1997, p. 10.
    2 Breton Philippe et Olivési Stéphane, « Utopie et imaginaire de la communication » Quaderni n°28, Hiver 1996.
    3 Hype cycle, Gartner : Cycle du hype — Wikipédia
    4 Réalité virtuelle et neuropédagogie : la promesse de l’aube ?
    53 JOURNALISME ET RÉALITÉ VIRTUELLE - Émotion ou information ?, Émilie Ropert-Dupont - livre, ebook, epub

    20.12.2018
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    Article

    Réalité virtuelle et santé : promesses tenues ?

    Dans ce troisième et dernier article, Emilie Ropert-Dupont et Bahman Ajang complètent un panorama prometteur des atouts de la VR pour le milieu médical, tout en s’interrogeant sur ses effets de long terme pour le public.

    Suite du deuxième épisode consacré au sentiment de présence au service des thérapies.

    La diminution du stress et de l’anxiété vécue dans les environnements virtuels grâce au sentiment de présence est tout particulièrement bienvenue avant une opération chirurgicale ou un examen médical anxiogène. Jeunes comme moins jeunes se montrent souvent réceptifs à l’immersion et à la dimension ludique de la VR.

    La réalité du cabinet du médecin ou de la salle d’opération passe au second plan de la conscience tout en restant suffisamment présente pour permettre l’acte de soin. Le praticien peut par exemple, avec l’appli VR Vaccine, faire une injection au moment précis où une créature féérique et amicale vient se poser sur le bras du jeune patient. Réel et virtuel se rejoignent pour faire vivre une expérience moins désagréable au patient et favoriser le bon déroulement de l’intervention médicale, et par là même l’efficacité du soin.

    Soigner l’esprit et le corps

    La VR apporte des résultats sans précédent y compris dans des prises en charge délicates avec des patients schizophrènes. Il est en revanche notable que les dimensions d’incarnation corporelle d’un avatar et d’immersion dans un environnement virtuel soient, sans doute volontairement, évitées dans ce type d’expérimentation. Cette catégorie de population peut en effet avoir un rapport fragile voire dysfonctionnel au réel et à son identité.

    Une étude parue en 2017 dans la prestigieuse revue scientifique et médicale The Lancet psychiatry1, rigoureuse et de grande ampleur, a prouvé que chez des patients schizophrènes souffrant d’hallucinations auditives, une diminution significative et pérenne de ce symptôme était possible.

    Les voix entendues par les patients atteints de schizophrénie sont souvent désobligeantes et menaçantes, provenant d’entités qui exercent leur ascendant sur le malade, ce dernier vivant cette expérience avec peu ou pas de prise dessus, se sentant dépassé. La souffrance psychique induite est par conséquent importante. Cette composante de la pathologie a été jusque-là particulièrement résistante aux méthodes “traditionnelles” basées sur la psychothérapie et les traitements médicamenteux.

    L’étude de 2017 a tenté de répondre à ces manquements, en créant le visage d’un avatar basé sur les descriptions du patient, destiné à incarner cette voix issue de son imaginaire, tout en lui permettant de communiquer avec elle de façon réaliste sur un ordinateur.

    Ces séances furent menées à l’hôpital, sous la supervision du thérapeute présent dans la pièce voisine, capable de prendre le contrôle de l’avatar pour parler au patient avec une voix réaliste, de manière à incarner positivement ses hallucinations auditives.

    Ce dispositif, mené à raison de plusieurs séances hebdomadaires, a eu pour effet de diminuer la fréquence et l’intensité de ces hallucinations, ainsi que le vécu de persécution et de détresse, ceci de façon stable dans le temps et plus efficacement que par les approches classiques.

    Selon les auteurs de l’étude, le contrôle virtuel de cette voix par le thérapeute a permis l’amélioration de l’affirmation de soi du patient, ses capacités de résistance et son sentiment de maîtrise sur cette entité auparavant vécue comme incontrôlable.

    La VR, conjuguée à d’autres technologies innovantes, peut s’avérer être une contribution importante pour faciliter l’adhésion du patient à une intervention thérapeutique longue, difficile et exigeante. Prenons ici le cas d’une dernière étude2.

    Huit patients, paralysés des deux jambes, devaient effectuer des mouvements volontaires sur un tapis roulant pour contrôler leur propre avatar virtuel. Un exosquelette, connecté directement au cerveau par une interface cerveau-machine directe mais non invasive, soutenait leur effort, permettant d’activer d’une part l’exosquelette et d’autre part les muscles et les réseaux neuronaux correspondants. Chez 80% des patients paraplégiques, ces derniers sont encore fonctionnels.

    Par ailleurs la VR a influé positivement sur l’expérience de rééducation des patients qui ont eu l’opportunité de vivre une expérience de marche virtuelle. Cela a sans doute joué de façon déterminante sur la motivation et la persévérance nécessaires lors de ce type d’entraînement de longue durée. Au bout d’un an, les sensations de contrôle musculaire de quatre patients s’étaient suffisamment améliorées pour que les médecins requalifient le niveau de leur paralysie de totale à partielle. Une avancée sans précédent pour les patients paraplégiques !

    Quel avenir pour la réalité virtuelle ?

    Même si nous disposons de chiffres concernant le marché de la réalité virtuelle, ces derniers nous permettent-ils vraiment de présager du devenir de cette technologie ? Un rapport d’IDC3 annonce une croissance de 9,4% au troisième trimestre 2018 pour les ventes des casques de réalité virtuelle et augmentée.

    Dans le même temps, Imax, qui commercialise les caméras et les projecteurs du même nom dans les salles de cinéma, ferme ses trois dernières salles d’arcade dédiées aux expériences VR. S’il n’est pas évident de dégager une vision prévisionnelle à partir d’indicateurs économiques hétérogènes, l’évolution des ventes de casques viendra peut-être préciser le degré d’adhésion du grand public.

    Les résultats les plus probants semblent pour le moment se situer dans le champ professionnel, comme nous l’avons exposé à propos des applications médicales fondées sur le “sentiment de présence” généré par la réalité virtuelle. De plus en plus d’expérimentations démontrent les plus-values de la VR du côté des patients comme du côté des praticiens. La réalité virtuelle permet de diminuer le coût financier de certaines thérapies ainsi que le nombre de séances nécessaires, pour un effet équivalent ou supérieur aux thérapies classiques. Les personnes prises en charge y gagnent en confort et en sécurité, et ressentent moins d’appréhension durant leur traitement.

    Mais les apports indéniables de la VR ne doivent pas nous dispenser de prendre des précautions, ceci pour au moins deux raisons. Il est tout d’abord nécessaire que suffisamment d’études explicitent le mode de fonctionnement et les effets de cette technologie sur le cerveau et les comportements. Il sera ainsi impératif, dans un avenir proche, de prendre en compte les préconisations émises par les acteurs du monde académique et les professionnels de la santé.

    Des initiatives ont été prises par les autorités compétentes, telles que l’ANSES4 qui a constitué début 2018 un groupe de travail pour évaluer durant deux ans « les effets sanitaires potentiels liés à une exposition aux technologies de réalité virtuelle et de réalité augmentée ». De nombreux chercheurs font remarquer que nous ne disposons pas de suffisamment de recul pour cerner les enjeux liés aux usages des nouvelles technologies, et mesurer leurs conséquences sanitaires.

    Sommes-nous, comme l’a déclaré Richard Davidson, neuroscientifique à la University of Wisconsin Madison et fondateur du Center for Healthy Minds, les « cobayes d’une grande expérience scientifique dans laquelle nous sommes manipulés par des stimuli numériques, mais à laquelle personne n’a donné son consentement explicite » ?5

    L’impact d’une nouvelle technologie, quelle qu’elle soit, dépend par ailleurs de son usage. La pratique de Fortnite6 entraîne visiblement une addiction particulièrement forte, mais dans quel contexte d’utilisation, et au bout de combien d’heures de jeu ? L’impact de la réalité virtuelle résulte de la même manière de l’utilisation qui en est faite.

    Enfin, le temps industriel ou technique n’est pas le temps des usages. Comme le note Patrice Flichy, « le télégraphe électrique était connu dès le début du dix-septième siècle et pourtant il a fallu deux siècles pour qu’il soit effectivement utilisé »7. Bien que les premiers prototypes VR remontent aux années soixante (avec le Sensorama de Morton Heiling, ou le premier simulateur de vol de l’armée de l’air américaine), le grand public n’a pas intégré la réalité virtuelle à ses habitudes. Or « une technique n’est ‘utilisable’ que dans un mode d’organisation sociale donnée », à condition qu’elle mobilise des « savoir-faire sociaux qui la rendent appropriable par une société particulière »8.

    La dimension sociale pourrait constituer la pièce du puzzle manquante pour que nos sociétés occidentales soient prêtes à une véritable acceptation de la réalité virtuelle.


    1 Craig, T., Rus-Calafell, M., Ward, T., Leff, J., Huckvale, M., Howarth, E. Avatar therapy for auditory verbal hallucinations in people with psychoses : a single-blind, randomised controlled trial. The Lancet Psychiatry, en ligne, 23 novembre 2017

    2 https://www.usine-digitale.fr/article/des-exosquelettes-et-la-realite-virtuelle-aident-des-patients-paraplegiques-a-remarcher.N422722

    3 International Data Corporation, groupe de conseil et d’études sur les marchés des technologies de l’information

    4 Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail

    5 https://usbeketrica.com/article/effets-de-la-technologie-sur-notre-cerveau-la-grande-inconnue

    6 https://www.franceinter.fr/emissions/l-edito-m/l-edito-m-17-decembre-2018

    7 https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1987_num_5_24_1255

    8 Ibid.

    21.02.2019
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    Réalité virtuelle : sentiment de présence et dissociation au service des thérapies

    Après s’être intéressés aux premières applications de la réalité virtuelle, Emilie Ropert-Dupont, autrice, et Bahman Ajang, psychologue, s’interrogent sur ses effets sur notre cerveau, notre corps et nos comportements.

    Suite du premier épisode consacré à l’avènement de la réalité virtuelle et ses premières applications.

    Réalité virtuelle et sentiment de présence

    La réalité virtuelle (dite VR) entraîne un effet tout à fait particulier, appelé le « sentiment de présence » : le sujet se sent présent dans le monde virtuel et interagit avec lui comme s’il était réel.

    La conjonction de l’immersion, de l’incarnation corporelle et des possibilités d’interaction de la VR créent ce phénomène auquel les sciences cognitives se sont intéressées. Les professionnels de la santé mentale ont mis en application la réalité virtuelle à fins thérapeutiques dès le début des années 2000.

    Les études comportementales ont révélé que, même dans un environnement virtuel peu réaliste au niveau graphique, les sujets immergés pouvaient manifester de fortes réactions. Ils reculent par exemple lorsqu’un avatar entre dans leur sphère corporelle, et expriment de la peur voire s’enfuient devant un départ de feu virtuel. Comment expliquer ces réactions de l’esprit humain face au virtuel ?

    Le cerveau est « bon public » lorsqu’il s’agit de s’évader de son environnement réel immédiat. En témoignent notre tendance naturelle à rêvasser dans les transports (même si les smartphones occupent de plus en plus cet espace mental vacant), nos rêves nocturnes, ou encore la facilité avec laquelle nous plongeons dans la lecture d’un roman ou sommes absorbés par le visionnage d’un film.

    Par ailleurs, par souci de rapidité et d’économie d’énergie cognitive, notre système nerveux s’appuie sur un petit nombre d’informations clefs de type visuel. La réalité virtuelle nous fournit suffisamment de données pour susciter le sentiment de présence et contribuer à un phénomène psychologique appelé « dissociation ».

    La conscience du monde réel, bien que toujours présente, passe au second plan, de sorte qu’il devient possible de vivre des émotions authentiques provenant des interactions avec le monde virtuel.

    Des études doivent encore le confirmer mais le cerveau semble traiter ces informations virtuelles comme si elles étaient réelles, ce qui est déjà le cas sous hypnose.

    Cette dissociation conjuguée avec le sentiment de présence peut avoir un effet radical sur le sujet, comme l’illustrent des captations vidéo d’usagers de jeux d’épouvante montrant certains jeunes terrorisés, criant et parfois sautant au point de faire tomber leur casque de réalité virtuelle. D’autres oublient l’espace d’un court instant leur environnement réel et ses contraintes en sortant de l’espace de jeu et entrent en collision avec un meuble ou un mur bien tangible !

    En cohérence avec ces effets, de nombreuses études montrent que l’incarnation d’un avatar peut modifier les comportements durant l’immersion, et même parfois de façon persistante une fois de retour dans le monde réel.

    Une étude1 visait ainsi à encourager la responsabilité des participants relativement à leur consommation de papier en diffusant des informations sur cette industrie et en présentant tout le processus à partir de la coupe des arbres.

    Les résultats ont montré que comparativement à un groupe de sujets lisant un texte ou un autre visionnant une vidéo, c’est le groupe qui a été immergé dans un environnement virtuel, dans lequel ils devaient abattre un arbre en le sciant, qui a le plus bénéficié du programme. Ils persistaient, jusqu’à une semaine après, à économiser vingt pour cent de papier en plus que les autres !

    Une autre étude a montré des effets sur la cognition. L’objectif était d’observer si l’incarnation d’un avatar reconnu dans la culture populaire pour sa grande intelligence scientifique, en l’occurrence Albert Einstein, aurait des conséquences sur les capacités de planification et de résolution de problèmes.

    Des techniques éprouvées en psychologie se pratiquent depuis de nombreuses années pour renforcer l’estime de soi des sujets fragilisés. Le thérapeute propose, grâce à différents procédés, un changement de perspective au sujet qui s’imagine être une personne différente.

    Il peut cependant s’avérer difficile, en fonction des personnes et des moments, de mobiliser cette capacité imaginative. La réalité virtuelle, grâce aux caractéristiques décrites précédemment que sont l’immersion, l’incarnation corporelle et l’interaction, favorise cette décentration mentale du sujet qui est nécessaire à la thérapie.

    Parus le 11 juin 2018, les résultats de l’expérience intitulée « Virtually Being Einstein », menée par l’Université de Barcelone, sont tout à fait révélateurs.

    Comparant deux groupes de quinze hommes incarnant, dans le premier, un corps d’Einstein virtuel et dans le second, un corps d’adulte lambda, l’étude utilise le « test de la Tour de Londres », qui évalue les habiletés en capacités de planification, d’organisation et de résolution de problème.

    On observe alors une amélioration des performances chez les personnes ayant une faible estime de soi, à l’inverse des personnes bénéficiant déjà d’une bonne opinion d’eux-mêmes.

    Les auteurs de l’étude font l’hypothèse qu’incarner l’avatar d’Einstein aurait permis de sortir des schémas de fonctionnement cognitif et émotionnel habituellement adoptés face à une activité intellectuelle de résolution de problème.

    Se vivre dans la peau de ce génie aurait déclenché l’utilisation de capacités cognitives présentes mais pas toujours ou difficilement mises en œuvre en raison d’un manque de confiance en soi et d’une « anxiété de performance » - terme utilisé en psychologie des apprentissages.

    Des applications prometteuses

    Le réalisme des environnements simulés et la capacité de facilement contrôler les composantes de cet environnement explique pourquoi cette technologie a, dès ses débuts, intéressé les chercheurs en santé mentale.

    Dans le cas des thérapies dites d’exposition par exemple, la réalité virtuelle constitue un apport majeur dans le traitement de certaines phobies. Confrontés graduellement, au fil des séances, à la situation ou au lieu déclencheur, les patients voient leur réaction phobique diminuer.

    Dans le cas de l’agoraphobie, la VR offre la possibilité au thérapeute de moduler l’exposition à l’élément posant problème avec une précision sans précédent. Une telle exactitude est ardue voire impossible à obtenir pour les thérapies classiques in vivo.

    Le patient se verra ainsi exposé avec une graduation fine et optimalement adaptée par le thérapeute à des environnements de plus en plus denses en termes de passants ou d’automobiles, dans des contextes tels que des couloirs de métro, des rues, des places ou des autoroutes.

    La réalité virtuelle apporte également une plus grande sécurité, puisqu’elle évacue tout risque, comme lors de l’exposition à un balcon dans le cas du traitement de la phobie des hauteurs. De plus, pour ces thérapies qui nécessitent un travail en extérieur, les patients apprécient la discrétion que permet le recours à la réalité virtuelle en cabinet et ressentent moins d’appréhension.

    Le recours à cette technologie diminue drastiquement les évitements et refus de certaines séances, fréquentes dans ce domaine, passant de 27% d’annulation pour les thérapies in vivo à 3% en virtuel. Enfin le coût de ces thérapies, ne nécessitant pas d’être accompagnées par le thérapeute en extérieur, est diminué, ce à quoi s’ajoute aussi fréquemment une diminution du nombre de séances nécessaire pour une efficacité équivalente.

    La représentation du corps et son incarnation à la première ou à la troisième personne par des avatars virtuels est par ailleurs d’une aide fructueuse dans le domaine des troubles alimentaires. L’image du corps pose en effet une difficulté majeure dans les cas de « distorsion de l’image corporelle ».

    Les patientes anorexiques, par exemple, perçoivent leurs corps en surpoids alors qu’elles sont en réalité en sous-poids. Les patientes obèses quant à elles peuvent manquer de repères ou de conscience relativement à leur corps, en être d’une certaine façon coupée dans leur représentation, leur perception, leurs ressentis.

    Virtualisé et incarné à la troisième personne, le rapport au corps peut être ressenti de manière moins directe par les patientes. L’avatar représentant la morphologie de leur silhouette joue le rôle d’interface modulable pour le thérapeute. Cette technologie permet ainsi de mieux étudier et comprendre ce phénomène de distorsion, mais aussi de donner un outil supplémentaire aux thérapeutes pour agir sur les représentations des patientes.

    Concernant un second axe d’intervention, qui consiste à aider les patientes à modifier leurs stratégies par rapport à la prise d’aliments, des simulations virtuelles où leur sont présentés les aliments dans des environnements réalistes (cuisine, salon) permettent d’observer et de mesurer leurs réactions pour ensuite leur proposer de s’entraîner virtuellement à adapter leurs comportements.

    Les résultats d’études montrent une augmentation du nombre de sessions de travail grâce à un moindre coût et un plus grand confort de travail pour les patientes. En termes d’efficacité, les résultats sont équivalents et parfois supérieurs aux thérapies classiques pour les dimensions de réduction de la distorsion de l’image corporelle, de satisfaction de l’image corporelle, de diminution de l’anxiété et des troubles relatifs à l’alimentation.


    1 Ahn, S.J., Bailenson, J.N., & Park, D. (2014). Short and long-term effects of embodied experiences in immersive virtual environments on environmental locus of control and behavior. Computers in Human Behavior, 39, 235-245

    18.01.2019