This website requires JavaScript.

Numérique Ethique vous est utile (ou pas) ? Dites-nous tout en 5 minutes ici

Hygiène numérique
Article

Supprimer Facebook : alors, facile ?

22.06.2018

Données volées, usurpation d’identité, publicités ciblées… Notre présence numérique peut échapper à notre contrôle. Pour y faire face, certains décident de réduire drastiquement leur présence sur Internet. Rencontre avec deux journalistes “déconnectés”.

Je traverse Berlin dans un S-bahn à moitié vide, lorsque je sens soudainement mon téléphone vibrer dans ma poche. Je découvre alors un message Facebook de Malika, une journaliste de 24 ans originaire de Bichkek, au Kirghizistan que je ne connaissais pas encore. Elle vient tout juste de répondre à un post que j’avais publié sur mon mur, pour savoir si mes « amis » connaissaient des gens qui s’étaient volontairement retirés du web. Imaginez mon soulagement à la lecture de la réponse de Malika, alors que je réalisais que j’étais l’une de ses dernières interactions sur Facebook.

Malika n’est pas la première et ne sera certainement pas la dernière à quitter l’Internet. L’ensemble du monde digital a remis les pieds sur Terre lorsque le scandale Cambridge Analytica a éclaté. On apprenait alors que les données de 87 millions de comptes Facebook auraient été siphonnées, à l’insu même du réseau social. Comme un contre-feu, le hashtag #DeleteFacebook (Supprimer Facebook, ndlr) est devenu l’une des nouvelles tendances de la Toile.

Mais certaines personnes, aux quatre coins du globe, n’ont pas attendu la vague d’indignation pour s’intéresser à la protection des données personnelles en ligne. J’ai donc décidé que le moment était venu de me renseigner sur la difficulté (ou pas) de s’effacer d’Internet. D’autant plus que quatre des apps IOS les plus téléchargées en 2017 sont toutes liées à Facebook. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Twitter, publicités ciblées et trahisons

Journaliste, Malika a commencé à se soucier l’année dernière de sa présence en ligne. Lorsqu’elle s’est intéressée à la question de la surveillance sur Internet et à l’utilisation des données personnelles, la jeune Kirghize a décidé de supprimer son compte Twitter.

En tant que reporter, elle surfait sous le pseudonyme @darklordwannabe pour, chaque jour, scanner l’actu, rester en contact avec différentes organisations et trouver de potentielles sources pour ses articles. Sa décision, la jeune reporter l’a prise après un changement soudain de l’algorithme de Twitter qui a modifié le fil d’actualité des utilisateurs : « [Du jour au lendemain], mon fil d’actu s’est transformé en une sélection aléatoire des re-tweets les plus populaires mélangés à une panoplie de pubs », se souvient-elle.

Désireuse de comprendre ce qui se passait derrière le calcul mathématique, Malika s’est intéressée aux paramètres de son compte et a demandé un compte-rendu détaillé de ses données Twitter, avec une liste des annonceurs publicitaires qui la ciblaient. Elle a attentivement étudié les informations reçues de façon à comprendre où elle se situait en matière de mesure d’audience.

Twitter autorise les annonceurs publicitaires à lancer des campagnes ciblées pour créer des « campagnes marketing très pertinentes » destinées à un public défini : des listes d’utilisateurs spécifiques, de personnes qui ont récemment visité leurs sites internet, ou des groupes qui ont eu recours à une certaine application. Malika fût frappée par sa découverte. « Il s’avère que plus de la moitié du contenu Twitter proposé n’était pas du tout pertinent pour moi. Déboussolée, je me suis dit : ‘Ok, vous faites du profit sur mes données personnelles et traquez mon comportement sur Internet pour me vendre tous ces trucs, mais vous n’avez toujours pas idée de ce dont j’ai réellement besoin’ » Ce jour-là, elle a supprimé son compte.

Puis Instagram est arrivé. Comme avec Twitter, Malika a décidé qu’elle ne se laisserait plus importuner par les pubs intempestives et les contenus inutiles. C’était trois mois et demi plus tôt. Elle est alors devenue experte en suppression de ses traces sur Internet, en lisant un paquet d’articles sur le sujet.

Malika m’explique que c’est un vrai parcours du combattant pour supprimer son compte Instagram : « D’abord, tu dois supprimer tout le contenu que tu avais posté. Ensuite, tu dois changer l’adresse email liée à ton compte en utilisant une autre spécialement créée pour l’occasion. Ça va te permettre de boycotter les mails généraux ou les notifications [des réseaux sociaux]. Même chose pour ton numéro de téléphone portable. Ce n’est seulement qu’après avoir fait tout ça que tu peux véritablement supprimer ton compte ».

La disparition soudaine de Malika de Twitter et Instagram n’est pas passée inaperçue. Certains de ses amis croyaient qu’elle les avait bloqués sur ces sites, et lui demandaient pourquoi : « J’ai dû expliquer que j’avais tout simplement supprimé mon compte, mais aucunement bloqué ni arrêté de suivre qui que ce soit, raconte Malika. Certaines personnes ont approuvé ma décision, d’autres l’ont trouvée étrange ou inutile. Mais dans l’ensemble, la réaction des gens était plutôt positive ». En premier lieu ? Ses parents qui « ont toujours été en faveur d’un style de vie sain, en m’encourageant à passer moins de temps sur les écrans ».

Quand je lui demande si sa vie professionnelle a été affectée par sa décision, elle réfléchit quelques secondes : « Pas tant que ça », répond-t-elle, en secouant la tête. Difficile à imaginer quand on est journaliste web. Mais j’ai quand même envie de croire Malika.

Actuellement en dernière année de Master, elle envisage d’ailleurs de changer de voie. « J’espère vraiment travailler davantage avec la collecte et l’analyse de données. Je n’aurai pas besoin d’être en contact avec qui que ce soit, et je serai en mesure de réduire mon utilisation de différentes plateformes en ligne », explique-elle.

Au final, la jeune journaliste affirme être contente de sa décision. Elle est devenue « plus sensible » à la façon dont elle occupe son temps ainsi qu’à sa manière d’interagir avec les gens.

Bye-bye, Zuckie !

Nous arrivons à la question à deux milliards d’utilisateurs : qu’en est-il de Facebook ? Est-ce le seul réseau social que Malika a continué d’utiliser, malgré son intention d’effacer sa présence sur le web ? Compte tenu du scandale Cambridge Analytica, et du fait que le réseau ait été accusé de surveillance de masse via ses applications, je m’attendais à ce que la jeune Kirghize ait choisi de dire bye bye à Zuckie (Mark Zuckerberg, ndlr).

Pourtant, je trouve en face de moi une personne incrédule, qui répond avec calme et nonchalance : « Je n’ai pas été surprise. La question des données personnelles sur Internet se démocratise de plus en plus et il est désormais aisé de savoir comment les grandes entreprises peuvent en tirer profit ».

Même si le PDG de Facebook prétend que la campagne #DeleteFacebook n’a pas eu d’effet significatif sur sa société, la grande couverture médiatique qui s’en est suivi semble avoir impacté nombre d’utilisateurs, tout du moins aux États-Unis. D’après une étude menée par Creative Strategies, 9% des Américains auraient supprimé leurs comptes pour des questions de respect de la vie privée.

Alors que nous poursuivons notre conversation Skype - que Malika a dû réinstaller pour notre interview -, plusieurs notifications Gmail me distraient. Je m’excuse et les ignore, même si je sais pourquoi ma boîte de réception est bombardée. Le nouveau Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) vient d’entrer en vigueur dans l’Union européenne.

Les organisations, les organes de presse, les sociétés et toutes les autres structures opérant au sein de l’Espace Économique Européen doivent l’appliquer, et l’exportation de données personnelles hors UE est aussi concernée. Des organisations m’informent de la manière dont mes données vont être collectées et traitées, et/ou me demandent d’accepter qu’elle soient utilisées de telle ou telle manière, des modalités qui ne sont qu’une goutte d’eau dans un océan de conditions générales.

Toujours d’après le site officiel de l’UE, le RGPD est défini comme « le changement le plus important de ces 20 dernières années en matière de réglementation des données confidentielles ». Quatre ans ont été nécessaires à son élaboration. Après les débats, il a été approuvé le 14 avril 2016, pour être finalement appliqué le 25 mai de cette année.

En voyant ma réaction, Malika propose une solution alternative à Gmail. Cela fait un bon moment qu’elle est passée d’un service de messagerie ordinaire à un système plus sécurisé muni d’un cryptage de bout en bout appelé ProtonMail. Elle adopte ce même principe pour ses recherches sur le web. Au lieu d’utiliser Google, elle opte pour DuckDuckGo, un moteur de recherche censé protéger la vie privée de ses utilisateurs.

Malika a également choisi de faire un saut du « côté obscur » de la communication anonyme, et utilise Tor (le routage en oignon) un réseau qui cache l’activité de ses utilisateurs en déplaçant le trafic sur différents serveurs. Ces serveurs sont appelés « réseaux superposés de volontaires » et se composent de plus de 7000 relais, dissimulant l’emplacement et toute activité d’un utilisateur donné. Comme un oignon, il faudrait éplucher des milliers de couches pour en trouver la source.

Si l’objectif de Malika de réduire sa présence sur Internet est en bonne voie, Tom – un journaliste américain âgé de 26 ans – a choisi une approche plus radicale. Il a officiellement supprimé ses traces de tous les réseaux qu’il utilisait autrefois, en l’occurrence Twitter, Instagram, Facebook et LinkedIn. J’ai contacté Tom à l’ancienne, grâce à une amie qui a répondu au fameux post que j’ai publié sur mon mur Facebook avant de me donner son adresse mail. Après avoir longuement communiqué, je lui ai à tout hasard proposé de faire une interview sur Skype, Tom m’a répondu qu’il préférait échanger par mail.

Depuis 2016, Tom a progressivement commencé à supprimer ses comptes sur les réseaux sociaux. Journaliste lui aussi, il les utilisait au quotidien pour son travail. Comme Malika, il contactait des sources potentielles, ou des personnes à interviewer en utilisant Twitter, Facebook ou LinkedIn. Mais contrairement à sa consoeur kirghize, la motivation derrière sa décision est simple : Tom voulait être une personne plus productive et plus saine. « J’avais l’impression de passer trop de temps sur ces réseaux et de ne pas évoluer en tant qu’être humain. Je pensais que ça me réussirait mieux de lire des livres, de faire de l’exercice à l’extérieur, d’avoir de vraies conversations avec d’autres personnes et d’aiguiser mes talents de cuisinier », explique-t-il en insistant sur sa passion pour les recettes végétariennes.

Pendant que je lis les arguments de Tom en faveur d’une vie libérée des réseaux sociaux, je pense à Tristan Harris, ancien responsable de Google Design Ethicist devenu responsable du mouvement Time Well Spent, et à sa théorie selon laquelle la technologie moderne pirate notre esprit.

Harris a comparé nos téléphones portables à des « machines à sous » que l’on contrôle constamment pour voir si l’on a obtenu de nouveaux likes, davantage de followers, ou une autre récompense. Tout ceci nous encourage à rester en ligne aussi longtemps que possible et phagocyte notre attention. Aussi simple que cela puisse paraître, à long terme, une telle dépendance pourrait avoir un effet dramatique sur notre santé mentale, nos relations sociales et notre bien-être en général.

Il a fallu près d’un an à Tom pour supprimer peu à peu sa présence sur la Toile, et contrairement à Malika, sa famille et ses amis ont réagi moins favorablement. Ils étaient un peu consternés, « mais ils ont compris ma décision une fois que je leur ai expliqué », se souvient-il.

Comme Avatar en noir et blanc

Conserver un réseau professionnel sans être présent sur Internet est le plus grand challenge de Tom. Il en va de même pour trouver un nouveau travail : « Les employeurs apprécient quand les candidats ont leurs propres sites internet, des comptes actifs sur les réseaux sociaux et une [forte] présence sur internet qui démontre leurs compétences, explique leurs objectifs professionnels et facilite le contact ».

Tom explique qu’il a tout de même été parcouru d’une seule hésitation, vis-à-vis de la suppression de son compte Facebook, et ce pour des raisons sans rapport avec le travail. Comme beaucoup d’entre nous, il utilisait Facebook pour rester en contact avec des amis éloignés. Mais quand on veut on peut. Tom a réussi à résoudre le problème en exhortant ses amis à rester en contact avec lui par mails, et jusqu’à présent, cela a parfaitement fonctionné.

Lorsque nous évoquons Facebook et LinkedIn, Tom souligne le caractère consumériste des deux plateformes dont les caractéristiques et la conception nous incitent à y passer un maximum de temps. Qui plus est, supprimer un compte n’est pas toujours chose facile : l’option est souvent enfouie dans les profondeurs de l’application, prise en sandwich entre les petits caractères et la FAQ.

« Ces plateformes sont spécialement conçues par de très brillants ingénieurs dans l’optique de capter l’attention et de la garder, coûte que coûte. On parle alors de ‘récompense variable’. Fondamentalement, c’est lorsque les notifications aléatoires obligent une personne à continuer à vérifier son compte dans l’espoir d’y trouver une nouvelle activité », explique Tom.

Partie intégrante du « Hook model » (modèle d’accroche, ndlr), les récompenses variables font partie d’un cycle qui rend les utilisateurs dépendants. Beaucoup de réseaux sociaux utilisent le hook model pour créer une habitude, une routine quotidienne avec leurs utilisateurs, en les poussant dans un cycle infernal : déclencheur, action, récompense variable et utilisation continue.

Je demande à Tom s’il utilise un téléphone portable, et lorsqu’il acquiesce, il m’envoie une capture d’écran de l’écran de son Iphone. Il possède trois icônes sur son écran d’accueil : les contacts, les appels et les messages. « J’utilise mon portable pour les SMS et passer des appels, confirme-t-il. Je prends parfois des photos. C’est tout. J’ai aussi personnalisé la colorimétrie de mon écran en gris pour réduire son caractère addictif. »

Par curiosité, je suis allée dans le menu réglages de mon Iphone et j’ai changé la couleur de l’écran. Ce qui est habituellement un monde débordant de couleurs, de notifications et de connectivité devient vite terne, c’est comme regarder Avatar en noir et blanc. Et je ne vous parle même pas d’Instagram.

Récemment, j’ai rencontré une amie qui m’a confié avoir trouvé l’amour de sa vie sur Internet. Tout de suite, une question m’est venue à l’esprit : qu’en est-il des applications de rencontres ? Je la pose à Tom en lui demandant quel impact avait la suppression de sa présence en ligne sur cet aspect de sa vie.

« Je connais beaucoup de gens de mon âge qui utilisent les réseaux sociaux (comme Tinder ou Bumble) pour des rencards mais aussi pour draguer. Je sais que je me limite un peu en n’y participant pas. Mais j’aspire à une histoire plus originale pour mes relations amoureuses. Utiliser Internet pour trouver l’amour a un côté un peu désespérant, trop lisse, et c’est chiant. Je souhaite quelque chose de beaucoup plus spontané ».

Je termine de lire les mails de Tom. Il me parle du livre qu’il a lu et partage sa récente expérience : il a cuisiné un shakshuka, une recette qu’il a volontiers jointe à son dernier mail. Je l’ai ouverte et y ai trouvé des photos colorées avec des descriptions pittoresques du plat. Je me suis mise à penser au banana cake que j’ai toujours voulu faire, sans jamais trouver le temps pour m’y consacrer. J’étais probablement trop occupée par le travail. Je passais peut-être trop de temps sur Internet.

Par Varvara Morozova.


En partenariat avec :

cafebabel-logo

Cet article a été publié dans le cadre d’un partenariat avec Cafébabel. Premier média européen en ligne édité en six langues, Cafébabel est un magazine fait par et pour les jeunes qui vivent et imaginent l’Europe au quotidien.

Retour