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Time Well Spent : passer du bon temps sur Internet

22.12.2017

Dans un univers où la majorité des services sont gratuits, notre utilisation d’Internet a un coût : notre temps. Avec son entreprise baptisée « Time Well Spent », Tristan Harris pointe du doigt les dessous de cette nouvelle économie de l’attention.

L’histoire semble tirée d’Un jour sans fin. Comme Bill Murray dans le film culte d’Harold Ramis, le réveil de plusieurs milliards d’individus semble régi par une routine infernale.

80% des humains qui utilisent un smartphone exécutent exactement le même geste lorsqu’ils ouvrent les yeux. Dans un même mouvement universel, ils sortent un bras du lit, allument leurs téléphones et regardent l’ensemble de leurs notifications. La trame pourrait servir de base scénaristique à une nouvelle comédie fantastique consacrée à l’absurdité de notre époque.

Sauf que cela ne fait plus rire grand monde. Ils sont désormais des centaines d’experts, de docteurs, de psychanalystes ou autres coachs mentaux à alerter sur les dangers de laisser son portable dans la chambre à coucher. Problème, le smartphone n’est pas qu’une ritournelle matinale : une fois réveillée, une personne le vérifiera en moyenne 150 fois par jour, en lui consacrant jusqu’à 5 heures d’attention.

Le résultat des préconisations médicales est quant à lui sans appel : les gens sont de plus en plus accros. Et l’histoire de notre addiction à la technologie ne ressemble plus vraiment à un conte de Noël : nous sommes bel et bien devenus esclaves de nos téléphones.

Entre magie et machine à sous

Bien évidemment, l’histoire comporte aussi son héros. Dans la nôtre, il s’agit d’un jeune américain qui en plus de ne pas céder à la fatalité, pourrait enfin résoudre l’équation insoluble et affreusement addictive que semblent imposer les géants du Net.

En 2016, Tristan Harris créait Time Well Spent. Son constat ? Google, Facebook, Apple ou Youtube nous prennent tout notre temps. Son pari ? Il faut le reprendre en repensant complètement l’interface des smartphones et de leurs applications. Un an plus tard, Time Well Spent agit comme un label de qualité, destiné à récompenser les technologies qui respectent nos choix et notre temps disponible, sans chercher à nous distraire ou à capturer notre attention.

Aujourd’hui, impossible de connaître le nombre exact de services que la société de Tristan Harris a étiquetés. En quelques mois, Time Well Spent n’a sûrement pas encore converti les grandes têtes pensantes de la Silicon Valley à investir dans un Internet du « Temps Bien Passé » mais le jeune designer diplômé de Standford n’y voit pas forcément une fin en soi. Dans ses prises de parole, il répète à l’envi que ce qu’il veut, c’est une conversation sur la manière dont la technologie pirate l’esprit des gens.

Et il semblerait que beaucoup de monde ait envie de parler avec Tristan Harris. Son manifeste publié sur Medium a conquis plus de 17 000 Internautes. Sa conférence TEDx a été vue plus de 243 000 fois. Il a longuement conversé avec le rédacteur en chef du Wired et The Altantic a qualifié son entreprise de « plus grand cas de conscience de la Silicon Valley ».

Le jeune trentenaire intitule généralement ses interventions de la même manière : « La technologie pirate nos esprits et je vais vous dire comme elle le fait ». Lorsqu’il crée Time Well Spent, Harris a déjà passé trois ans en tant que philosophe-produit chez Google (« Design Ethicist »). Autrement dit, de l’autre côté de la barrière.

Sa mission ne sert qu’un objectif : capter l’attention des gens et ce le plus longtemps possible. Ainsi, le designer s’enferme chaque jour dans une pièce pour penser les éléments qui vous feront rester sur telle ou telle application.

Si vous utilisez Facebook, c’est ce tag qu’un ami a utilisé pour que vous alliez voir sa photo. Si vous êtes sur YouTube, c’est cette vidéo qui se lance toute seule alors que vous n’avez rien demandé. Les mécanismes et les leviers psychologiques qui se cachent derrière ces innovations technologiques sont extrêmement complexes. Pourtant, Tristan Harris les compare à un simple tour de magie.

Magicien lui-même, il explique que les combines des grands réseaux sociaux exploitent la vulnérabilité et les limites de la perception des gens comme le feraient les prestidigitateurs. L’idée sous-jacente étant la même : tromper les gens sans qu’ils ne s’en rendent compte.

Le temps, c’est de l’argent

L’entreprise de Tristan Harris vient percuter un nouveau concept dont le champ d’étude reste encore relativement flou en 2017 : l’économie de l’attention. Théorisée par certains sociologues au début du XXème siècle, elle revêt une nouvelle dimension à l’ère du numérique.

Dans un monde largement digital, il est devenu ordinaire d’utiliser gratuitement certains services proposés par Google et Facebook. En contrepartie, ces derniers se servent de vos données personnelles et de votre temps pour en faire commerce. Un procédé qui a popularisé une expression - « Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit » - dont Harris s’est servi pour écrire son manifeste.

« Tout en nous donnant faussement l’impression de choisir, nos écrans menacent notre liberté fondamentale de vivre notre vie comme on l’entend, de dépenser notre temps comme on le veut, écrit-il. Et remplacent les choix que l’on aurait faits par les choix que ces entreprises veulent que l’on fasse. »

Selon lui, nous serions interrompus en moyenne toutes les 15 minutes par une notification, un mail ou un message sur Messenger. Lorsque nous nous extirpons d’une tâche, nous mettons en moyenne 23 minutes à nous reconcentrer.

« Mais il y a pire, écrit le jeune designer. Plus nous sommes interrompus, plus nous sommes conditionnés à être interrompu. Nous nous interrompons donc nous-mêmes toutes les 3 minutes et demie. »

Un cercle vicieux, qui pourrait expliquer l’immense ballet matinal qu’exécutent des milliards d’humains lorsqu’ils se réveillent le matin avec leurs téléphones. Si c’est irrationnel selon Harris, c’est loin d’être nouveau.

« Aux États-Unis, une seule chose génère plus d’argent que le baseball, les films et les parcs d’attractions combinés : les machines à sous. Et lorsque nous retirons notre téléphone de notre proche, nous jouons à une machine à sous pour voir quelles notifications nous avons reçues. »

Mais comment stopper cette mécanique infernale ? Avec Time Well Spent, Tristan Harris plaide pour un design éthique, soit « des technologies qui nous rendraient notre liberté de choix ».

Après un an d’existence, difficile d’affirmer que Time Well Spent convaincra les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) à redessiner leurs services, téléphones et applications. Alors comme souvent, le jeune designer américain répète que le futur appartient à chacun d’entre nous. En « réduisant le nombre de perturbations », « supprimant les notifications pour les mails », « réorganisant son écran d’accueil »… nous participerons peut-être à la reprise en main de notre temps et de notre attention. Et sans doute aussi, à la création d’une toute autre chorégraphie matinale.

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